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Le Thyrse

A Franz Liszt.

Qu'est-ce qu'un thyrse? Selon le sens moral et poétique, c'est un emblème sacerdotaldans la main des prêtres ou des prêtresses célébrant la divinité dont ils sont lesinterprètes et les serviteurs. Mais physiquement ce n'est qu'un bâton, un pur bâton,perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans desméandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuseset fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et unegloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ouéclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la lignedroite et dansent autour dans une muette adoration? Ne dirait-on pas que toutes cescorolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutentun mystique fandango autour du bâton hiératique? Et quel est, cependant, le mortelimprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton,ou si le bâton n'est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs?Le thyrse est la représentation de votre étonnante dualité, maître puissant etvénéré, cher Bacchant de la Beauté mystérieuse et passionnée. Jamais nympheexaspérée par l'invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les têtes de ses compagnesaffolées avec autant d'énergie et de caprice que vous agitez votre génie sur les coeursde vos frères. - Le bâton, c'est votre volonté, droite, ferme et inébranlable; lesfleurs, c'est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté; c'est l'élémentféminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et lignearabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité dubut, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analysteaura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer?

Cher Liszt, à travers les brumes, par-delà les fleuves, par-dessus les villes où lespianos chantent votre gloire, où l'imprimerie traduit votre sagesse, en quelque lieu quevous soyez, dans les splendeurs de la ville éternelle ou dans les brumes des paysrêveurs que console Cambrinus, improvisant des chants de délectation ou d'ineffabledouleur, ou confiant au papier vos méditations abstruses, chantre de la Volupté et del'Angoisse éternelles, philosophe, poète et artiste, je vous salue en l'immortalité!

Charles Baudelaire (1821- 1867)

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