poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

Les Drames et les romanshonnêtes par Charles Baudelaire

~~~~

Depuis quelque temps, une grande fureur d'honnêteté s'est emparée du théâtre etaussi du roman. Les débordements puérils de l'école dite romantique ont soulevé uneréaction que l'on peut accuser d'une coupable maladresse, malgré les pures intentionsdont elle paraît animée. Certes, c'est une grande chose que la vertu, et aucunécrivain, jusqu'à présent, à moins d'être fou, ne s'est avisé de soutenir que lescréations de l'art devaient contrecarrer les grandes lois morales. La question est doncde savoir si les écrivains dits vertueux s'y prennent bien pour faire aimer et respecterla vertu, si la vertu est satisfaite de la manière dont elle est servie.

Deux exemples me sautent déjà à la mémoire. L'un des plus orgueilleux soutiens del'honnêteté bourgeoise, l'un des chevaliers du bon sens, M. Émile Augier, a faitune pièce, La Ciguë, où l'on voit un jeune homme tapageur, viveur et buveur, unparfait épicurien, s'éprendre à la fin des yeux purs d'une jeune fille. On a vu degrands débauchés jeter tout d'un coup tout leur luxe par la fenêtre et chercher dansl'ascétisme et le dénuement d'amères voluptés inconnues. Cela serait beau, quoiqueassez commun. Mais cela dépasserait les forces vertueuses du public de M. Augier. Jecrois qu'il a voulu prouver qu'à la fin il faut toujours se ranger, et que lavertu est bien heureuse d'accepter les restes de la débauche.

Écoutons Gabrielle, la vertueuse Gabrielle, supputer avec son vertueux mari combien illeur faut de temps de vertueuse avarice, en supposant les intérêts ajoutés au capitalet portant intérêt, pour jouir de dix ou vingt mille livres de rente. Cinq ans, dix ans,peu importe, je ne me rappelle pas les chiffres du poète. Alors, disent les deuxhonnêtes époux :

NOUS POURRONS NOUS DONNER LE LUXE D'UN GARÇON !

Par les cornes de tous les diables de l'impureté ! par l'âme de Tibère et du marquisde Sade ! que feront-ils donc pendant tout ce temps-là ? Faut-il salir ma plume avec lesnoms de tous les vices auxquels ils seront obligés de s'adonner pour accomplir leurvertueux programme ? Ou bien le poète espère-t-il persuader à ce gros public de petitesgens que les deux époux vivront dans une chasteté parfaite ? Voudrait-il par hasard lesinduire à prendre des leçons des Chinois économes et de M. Malthus ?

Non, il est impossible d'écrire consciencieusement un vers gros de pareillesturpitudes. Seulement, M. Augier s'est trompé, et son erreur contient sa punition. Il aparlé le langage du comptoir, le langage des gens du monde, croyant parler celui de lavertu. On me dit que parmi les écrivains de cette école il y a des morceaux heureux, debons vers et même de la verve. Parbleu ! où donc serait l'excuse de l'engouement s'iln'y avait là aucune valeur ?

Mais la réaction l'emporte, la réaction bête et furieuse. L'éclatante préface de Mademoisellede Maupin insultait la sotte hypocrisie bourgeoise, et l'impertinente béatitude del'école du bon sens se venge des violences romantiques. Hélas, oui ! iil y a làune vengeance. Kean ou Désordre et Génie semblait vouloir persuader qu'il y atoujours un rapport nécessaire entre ces deux termes, et Gabrielle, pour se venger,traite son époux de poète !

Ô poète ! je t'aime.

Un notaire ! La voyez-vous, cette honnête bourgeoise, roucoulant amoureusementsur l'épaule de son homme et lui faisant des yeux alanguis comme dans les romans qu'ellea lus ! Voyez-vous tous les notaires de la salle acclamant l'auteur qui traite avec eux depair à compagnon, et qui les venge de tous ces gredins qui ont des dettes et qui croientque le métier de poète consiste à exprimer les mouvements lyriques de l'âme dans unrythme réglé par la tradition ! Telle est la clef de beaucoup de succès.

On avait commencé par dire : la poésie du coeur ! Ainsi la langue françaisepériclite, et les mauvaises passions littéraires en détruisent l'exactitude.

Il est bon de remarquer en passant le parallélisme de la sottise, et que les mêmesexcentricités de langage se retrouvent dans les écoles extrêmes. Ainsi il y a une cohuede poètes abrutis par la volupté païenne, et qui emploient sans cesse les mots de saint,sainte, extase, prière, etc., pour qualifier des choses et des êtres qui n'ont riende saint ni d'extatique, bien au contraire, poussant ainsi l'adoration de la femmejusqu'à l'impiété la plus dégoûtante. L'un d'eux, dans un accès d'érotisme saint,a été jusqu'à s'écrier : ô ma belle catholique ! Autant salir d'excréments unautel. Tout cela est d'autant plus ridicule, que généralement les maîtresses despoètes sont d'assez vilaines gaupes, dont les moins mauvaises sont celles qui font lasoupe et ne payent pas un autre amant.

À côté de l'école du bon sens et de ses types de bourgeois corrects etvaniteux, a grandi et pullulé tout un peuple malsain de grisettes sentimentales, qui,elles aussi, mêlent Dieu à leurs affaires, de Lisettes qui se font tout pardonner par lagaieté française, de filles publiques qui ont gardé je ne sais où une puretéangélique, etc. Autre genre d'hypocrisie.

On pourrait appeler maintenant l'école du bon sens, l'école de la vengeance.Qu'est-ce qui a fait le succès de Jérôme Paturot, cette odieuse descente deCourtille, où les poètes et les savants sont criblés de boue et de farine par deprosaïques polissons ? Le paisible Pierre Leroux, dont les nombreux ouvrages sont commeun dictionnaire des croyances humaines, a écrit des pages sublimes et touchantes quel'auteur de Jérôme Paturot n'a peut-être pas lues. Proudhon est un écrivain quel'Europe nous enviera toujours. Victor Hugo a bien fait quelques belles strophes, et je nevois pas que le savant M. Viollet-le-Duc soit un architecte ridicule. La vengeance ! lavengeance ! Il faut que le petit public se soulage. Ces ouvrages-là sont des caressesserviles adressées à des passions d'esclaves en colère.

Il y a des mots, grands et terribles, qui traversent incessamment la polémiquelittéraire : l'art, le beau, l'utile, la morale. Il se fait une grande mêlée ; et, parmanque de sagesse philosophique, chacun prend pour soi la moitié du drapeau, affirmantque l'autre n'a aucune valeur. Certainement, ce n'est pas dans un article aussi court quej'afficherai des prétentions philosophiques, et je ne veux pas fatiguer les gens par destentatives de démonstrations esthétiques absolues. Je vais au plus pressé, et je parlele langage des bonnes gens. Il est douloureux de noter que nous trouvons des erreurssemblables dans deux écoles opposées : l'école bourgeoise et l'école socialiste.Moralisons ! moralisons ! s'écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaires.Naturellement l'une prêche la morale bourgeoise et l'autre la morale socialiste. Dèslors l'art n'est plus qu'une question de propagande.

L'art est-il utile ? Oui. Pourquoi ? Parce qu'il est l'art. Y a-t-il un art pernicieux? Oui. C'est celui qui dérange les conditions de la vie. Le vice est séduisant, il fautle peindre séduisant ; mais il traîne avec lui des maladies et des douleurs moralessingulières ; il faut les décrire. Étudiez toutes les plaies comme un médecin qui faitson service dans un hôpital, et l'école du bon sens, l'école exclusivement morale, netrouvera plus où mordre. Le crime est-il toujours châtié, la vertu gratifiée ? Non ;mais cependant, si votre roman, si votre drame est bien fait, il ne prendra envie àpersonne de violer les lois de la nature. La première condition nécessaire pour faire unart sain est la croyance à l'unité intégrale. Je défie qu'on me trouve un seul ouvraged'imagination qui réunisse toutes les conditions du beau et qui soit un ouvragepernicieux.

Un jeune écrivain qui a écrit de bonnes choses, mais qui fut emporté ce jour-là parle sophisme socialistique, se plaçant à un point de vue borné, attaque Balzac dans LaSemaine, à l'endroit de la moralité. Balzac, que les amères récriminations deshypocrites faisaient beaucoup souffrir, et qui attribuait une grande importance à cettequestion, saisit l'occasion de se disculper aux yeux de vingt mille lecteurs. Je ne veuxpas refaire ses deux articles ; ils sont merveilleux par la clarté et la bonne foi. Iltraita la question à fond. Il commença par refaire avec une bonhomie naïve et comiquele compte de ses personnages vertueux et de ses personnages criminels. L'avantage restaitencore à la vertu, malgré la perversité de la société, que je n'ai pas faite,disait-il. Puis il montra qu'il est peu de grands coquins dont la vilaine âme n'ait unenvers consolant. Après avoir énuméré tous les châtiments qui suivent incessammentles violateurs de la loi morale et les enveloppent déjà comme un enfer terrestre, iladresse aux coeurs défaillants et faciles à fasciner cette apostrophe qui ne manque nide sinistre ni de comique : «Malheur à vous, messieurs, si le sort des Lousteau et desLucien vous inspire de l'envie !»

En effet, il faut peindre les vices tels qu'ils sont, ou ne pas les voir. Et si lelecteur ne porte pas en lui un guide philosophique et religieux qui l'accompagne dans lalecture du livre, tant pis pour lui.

J'ai un ami qui m'a plusieurs années tympanisé les oreilles de Berquin. Voilà unécrivain. Berquin ! un auteur charmant, bon, consolant, faisant le bien, un grandécrivain ! Ayant eu, enfant, le bonheur ou le malheur de ne lire que de gros livresd'homme, je ne le connaissais pas. Un jour que j'avais le cerveau embarbouillé de ceproblème à la mode : la morale dans l'art, la providence des écrivains me mit sous lamain un volume de Berquin. Tout d'abord je vis que les enfants y parlaient comme degrandes personnes, comme des livres, et qu'ils moralisaient leurs parents. Voilà un artfaux, me dis-je. Mais voilà qu'en poursuivant je m'aperçus que la sagesse y étaitincessamment abreuvée de sucreries, la méchanceté invariablement ridiculisée par lechâtiment. Si vous êtes sage, vous aurez du nanan, telle est la base de cettemorale. La vertu est la condition SINE QUA NON du succès. C'est à douter si Berquinétait chrétien. Voilà, pour le coup, me dis-je, un art pernicieux. Car l'élève deBerquin, entrant dans le monde, fera bien vite la réciproque : le succès est lacondition SINE QUA NON de la vertu. D'ailleurs, l'étiquette du crime heureux le trompera,et, les préceptes du maître aidant, il ira s'installer à l'auberge du vice, croyantloger à l'enseigne de la morale.

Eh bien ! Berquin, M. de Montyon, M. Émile Augier et tant d'autres personneshonorables, c'est tout un. Ils assassinent la vertu, comme M. Léon Faucher vient deblesser à mort la littérature avec son décret satanique en faveur des pièceshonnêtes.

Les prix portent malheur. Prix académiques, prix de vertu, décorations, toutes cesinventions du diable encouragent l'hypocrisie et glacent les élans spontanés d'un coeurlibre. Quand je vois un homme demander la croix, il me semble que je l'entends dire ausouverain : J'ai fait mon devoir, c'est vrai ; mais si vous ne le dites pas à tout lemonde, je jure de ne pas recommencer.

Qui empêche deux coquins de s'associer pour gagner le prix Montyon ? L'un simulera lamisère, l'autre la charité. Il y a dans un prix officiel quelque chose qui blessel'homme et l'humanité, et offusque la pudeur de la vertu. Pour mon compte, je ne voudraispas faire mon ami d'un homme qui aurait eu un prix de vertu : je craindrais de trouver enlui un tyran implacable.

Quant aux écrivains, leur prix est dans l'estime de leurs égaux et dans la caisse deslibraires.

De quoi diable se mêle M. le ministre ? Veut-il créer l'hypocrisie pour avoir leplaisir de la récompenser ? Maintenant le boulevard va devenir un prêche perpétuel.Quand un auteur aura quelques termes de loyer à payer, il fera une pièce honnête ; s'ila beaucoup de dettes, une pièce angélique. Belle institution !

Je reviendrai plus tard sur cette question, et je parlerai des tentatives qu'ont faitespour rajeunir le théâtre deux grands esprits français, Balzac et Diderot.

Charles Baudelaire (1821- 1867)

Poèmes de Charles Baudelaire