poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

Les Foules

Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est unart; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité,à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, lahaine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude: termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Quine sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-mêmeet autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dansle personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant; et si de certaines placesparaissent lui êtres fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'êtrevisitées.

Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universellecommunion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses,dont seront éternellement privé l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux,interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes lesjoies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparéà cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne toutentière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.

Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pourhumilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plusvastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, lesprêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose deces mystérieuses ivresses; et, au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite,ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée etpour leur vie si chaste.

Charles Baudelaire (1821- 1867)

Poèmes de Charles Baudelaire