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Morale du joujou parCharles Baudelaire

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Il y a bien des années, - combien ? je n'en sais rien ; cela remonte aux tempsnébuleux de la première enfance, - je fus emmené par ma mère, en visite chez une damePanckoucke. Était-ce la mère, la femme, la belle-soeur du Panckoucke actuel ? Jel'ignore. Je me souviens que c'était dans un hôtel très calme, un de ces hôtels oùl'herbe verdit les coins de la cour, dans une rue silencieuse, la rue des Poitevins. Cettemaison passait pour très hospitalière, et à de certains jours elle devenait lumineuseet bruyante. J'ai beaucoup entendu parler d'un bal masqué où M. Alexandre Dumas, qu'onappelait alors le jeune auteur d'Henry III, produisit un grand effet, avec MlleÉlisa Mercoeur à son bras, déguisée en page.

Je me rappelle très distinctement que cette dame était habillée de velours et defourrure. Au bout de quelque temps, elle dit :«Voici un petit garçon à qui je veuxdonner quelque chose, afin qu'il se souvienne de moi». Elle me prit par la main et noustraversâmes plusieurs pièces ; puis elle ouvrit la porte d'une chambre où s'offrait unspectacle extraordinaire et vraiment féerique. Les murs ne se voyaient pas, tellement ilsétaient revêtus de joujoux. Le plafond disparaissait sous une floraison de joujoux quipendaient comme des stalactites merveilleuses. Le plancher offrait à peine un étroitsentier où poser les pieds. Il y avait là un monde de jouets de toute espèce, depuisles plus chers jusqu'aux plus modestes, depuis les plus simples jusqu'aux pluscompliqués.

«Voici, dit-elle, le trésor des enfants. J'ai un petit budget qui leur est consacré,et quand un gentil petit garçon vient me voir, je l'amène ici, afin qu'il emporte unsouvenir de moi.
Choisissez».

Avec cette admirable et lumineuse promptitude qui caractérise les enfants, chez qui ledésir, la délibération et l'action ne font, pour ainsi dire, qu'une seule faculté, parlaquelle ils se distinguent des hommes dégénérés, en qui, au contraire, ladélibération mange presque tout le temps, - je m'emparai immédiatement du plus beau, duplus cher, du plus voyant, du plus frais, du plus bizarre des joujoux. Ma mère se récriasur mon indiscrétion et s'opposa obstinément à ce que je l'emportasse. Elle voulait queje me contentasse d'un objet infiniment médiocre. Mais je ne pouvais y consentir, et,pour tout accorder, je me résignai à un juste-milieu.

Il m'a souvent pris la fantaisie de connaître tous les gentils petits garçonsqui, ayant actuellement traversé une bonne partie de la cruelle vie, manient depuislongtemps autre chose que des joujoux, et dont l'insoucieuse enfance a puisé autrefois unsouvenir dans le trésor de Mme Panckoucke.

Cette aventure est cause que je ne puis m'arrêter devant un magasin de jouets etpromener mes yeux dans l'inextricable fouillis de leurs formes bizarres et de leurscouleurs disparates, sans penser à la dame habillée de velours et de fourrure, quim'apparaît comme la Fée du joujou.

J'ai gardé d'ailleurs une affection durable et une admiration raisonnée pour cettestatuaire singulière, qui, par la propreté lustrée, l'éclat aveuglant des couleurs, laviolence dans le geste et la décision dans le galbe, représente si bien les idées del'enfance sur la beauté. Il y a dans un grand magasin de joujoux une gaietéextraordinaire qui le rend préférable à un bel appartement bourgeois. Toute la vie enminiature ne s'y trouve-t-elle pas, et beaucoup plus colorée, nettoyée et luisante quela vie réelle ? On y voit des jardins, des théâtres, de belles toilettes, des yeux purscomme le diamant, des joues allumées par le fard, des dentelles charmantes, des voitures,des écuries, des étables, des ivrognes, des charlatans, des banquiers, des comédiens,des polichinelles qui ressemblent à des feux d'artifice, des cuisines, et des arméesentières, bien disciplinées, avec de la cavalerie et de l'artillerie.

Tous les enfants parlent à leurs joujoux ; les joujoux deviennent acteurs dans legrand drame de la vie, réduit par la chambre noire de leur petit cerveau. Les enfantstémoignent par leurs jeux de leur grande faculté d'abstraction et de leur hautepuissance imaginative. Ils jouent sans joujoux. Je ne veux pas parler de ces petitesfilles qui jouent à la madame, se rendent des visites, se présentent leurs enfantsimaginaires et parlent de leurs toilettes. Les pauvres petites imitent leurs mamans ;elles préludent déjà leur immortelle puérilité future, est aucune d'elles, à coupsûr, ne deviendra ma femme. - Mais la diligence, l'éternel drame de la diligence jouéavec des chaises : la diligence chaise, chevaux-chaises, les voyageurs-chaises ; il n'y aque le postillon de vivant !

L'attelage reste immobile, et cependant il dévore avec une rapidité brûlante desespaces fictifs. Quelle simplicité de mise en scène ! et n'y a-t-il pas de quoi fairerougir de son impuissante imagination ce public blasé qui exige des théâtres uneperfection physique et mécanique, et ne conçoit pas que les pièces de Shakespearepuissent rester belles avec un appareil d'une simplicité barbare ?

Et les enfants qui jouent à la guerre ! non pas dans les Tuileries avec de vraisfusils et de vrais sabres, je parle de l'enfant solitaire qui gouverne et mène à luiseul au combat deux armées. Les soldats peuvent être des bouchons, des dominos, despions, des osselets ; les fortifications seront des planches, des livres, etc., lesprojectiles, des billes ou toute autre chose ; il y aura des morts, des traités de paix,des otages, des prisonniers, des impôts. J'ai remarqué chez plusieurs enfants lacroyance que ce qui constituait une défaite ou une victoire à la guerre, c'était leplus ou moins grand nombre de morts. Plus tard, mêlés à la vie universelle, obligéseux-mêmes de battre pour n'être pas battus, ils sauront qu'une victoire est souventincertaine, et qu'elle n'est une vraie victoire que si elle est pour ainsi dire le sommetd'un plan incliné, où l'armée glissera désormais avec une vitesse miraculeuse, ou bienle premier terme d'une progression infiniment croissante.

Cette facilité à contenter son imagination témoigne de la spiritualité de l'enfancedans ses conceptions artistiques. Le joujou est la première initiation de l'enfant àl'art, ou plutôt c'en est pour lui la première réalisation, et, l'âge mûr venu, lesréalisations perfectionnées ne donneront pas à son esprit les mêmes chaleurs, ni lesmêmes enthousiasmes, ni la même croyance.

Et même, analysez cet immense mundus enfantin, considérez le joujou barbare,le joujou primitif, où pour le fabricant le problème consistait à construire une imageaussi approximative que possible avec des éléments aussi simples, aussi peu coûteux quepossible : par exemple le polichinelle plat, mû par un seul fil ; les forgerons quibattent l'enclume ; le cheval et son cavalier en trois morceaux, quatre chevilles pour lesjambes, la queue du cheval formant un sifflet et quelquefois le cavalier portant unepetite plume, ce qui est un grand luxe ; - c'est le joujou à cinq sous, à deux sous, àun sou. - Croyez-vous que ces images simples créent une moindre réalité dans l'espritde l'enfant que ces merveilles du jour de l'an, qui sont plutôt un hommage de laservilité parasitique à la richesse des parents qu'un cadeau à la poésie enfantine ?

Tel est le joujou du pauvre. Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée deflâner solitairement sur les grandes routes, remplissez vos poches de ces petitesinventions, et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfantsinconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandirdémesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre, ils douteront de leur bonheur ; puisleurs mains happeront avidement le cadeau, et ils s'enfuiront comme font les chats quivont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défierde l'homme. C'est là certainement un grand divertissement.

À propos du joujou du pauvre, j'ai vu quelque chose de plus simple encore, mais deplus triste que le joujou à un sou, - c'est le joujou vivant. Sur une route, derrière lagrille d'un beau jardin, au bout duquel apparaissait un joli château, se tenait un enfantbeau et frais, habillé de ces vêtements de campagne pleins de coquetterie. Le luxe,l'insouciance, et le spectacle habituel de la richesse rendent ces enfants-là si jolisqu'on ne les croirait pas faits de la même pâte que les enfants de la médiocrité ou dela pauvreté. À côté de lui gisait sur l'herbe un joujou splendide aussi frais que sonmaître, verni, doré, avec une belle robe, et couvert de plumets et de verroterie. Maisl'enfant ne s'occupait pas de son joujou, et voici ce qu'il regardait : de l'autre côtéde la grille, sur la route, entre chardons et orties, il y avait un autre enfant, sale,assez chétif, un de ces marmots sur lesquels la morve se fraye lentement un chemin dansla crasse et la poussière. À travers ces barreaux de fer symboliques, l'enfant pauvremontrait à l'enfant riche son joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objetrare et inconnu. Or ce joujou que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans uneboîte grillée, était un rat vivant ! Les parents par économie, avaient tiré le joujoude la vie elle-même.

Je crois que généralement les enfants agissent sur leurs joujoux, en d'autres termes,que leur choix est dirigé par des dispositions et des désirs, vagues, il est vrai, nonpas formulés, mais très réels. Cependant je n'affirmerais pas que le contraire n'aitpas lieu, c'est-à-dire que les joujoux n'agissent pas sur l'enfant, surtout dans le casde prédestination littéraire ou artistique. Il ne serait pas étonnant qu'un enfant decette sorte, à qui ses parents donneraient principalement des théâtres, pour qu'il pûtcontinuer seul le plaisir du spectacle et des marionnettes, s'accoutumât déjà àconsidérer le théâtre comme la forme la plus délicieuse du beau.

Il est une espèce de joujou qui tend à se multiplier depuis quelque temps, et dont jen'ai à dire ni bien ni mal. Je veux parler du joujou scientifique. Le principal défautde ces joujoux est d'être chers. Mais ils peuvent amuser longtemps, et développer dansle cerveau de l'enfant le goût des effets merveilleux et surprenants. Le stéréoscope,qui donne en ronde bosse une image plane, est de ce nombre. Il date maintenant de quelquesannées. Le phénakisticope, plus ancien, est moins connu. Supposez un mouvementquelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur, divisé et décomposé enun certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces mouvements, - au nombre devingt, si vous voulez, - soit représenté par une figure entière du jongleur ou dudanseur, et qu'ils soient tous dessinés autour d'un cercle de carton. Ajustez ce cercle,ainsi qu'un autre cercle troué, à distances égales, de vingt petites fenêtres, à unpivot au bout d'un manche que vous tenez comme on tient un écran devant le feu. Les vingtpetites figures, représentant le mouvement décomposé d'une seule figure, se reflètentdans une glace située en face de vous. Appliquez votre oeil à la hauteur des petitesfenêtres, et faites tourner rapidement les cercles. La rapidité de la rotationtransforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous voyez seréfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables et exécutant lesmêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque petite figure a bénéficié desdix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, et sa rapidité la rend invisible ; dans laglace, vue à travers la fenêtre tournante, elle est immobile, exécutant en place tousles mouvements distribués entre les vingt figures. Le nombre des tableaux qu'on peutcréer ainsi est infini.

Je voudrais bien dire quelques mots des moeurs des enfants relativement à leursjoujoux, et des idées des parents dans cette émouvante question. - Il y a des parentsqui n'en veulent jamais donner. Ce sont des personnes graves, excessivement graves, quin'ont pas étudié la nature, et qui rendent généralement malheureux tous les gens quiles entourent. Je ne sais pourquoi je me figure qu'elles puent le protestantisme. Elles neconnaissent pas et ne permettent pas les moyens poétiques de passer le temps. Ce sont lesmêmes gens qui donneraient volontiers un franc à un pauvre, à condition qu'ils'étouffât avec du pain, et lui refuseront toujours deux sous pour se désaltérer aucabaret. Quand je pense à une certaine classe de personnes ultra-raisonnables etanti-poétiques par qui j'ai tant souffert, je sens toujours la haine pincer et agiter mesnerfs.

Il y a d'autres parents qui considèrent les joujoux comme des objets d'adorationmuette ; il y a des habits qu'il est au moins permis de mettre le dimanche ; mais lesjoujoux doivent se ménager bien autrement ! Aussi à peine l'ami de la maison a-t-ildéposé son offrande dans le tablier de l'enfant, que la mère féroce et économe seprécipite dessus, le met dans une armoire, et dit : C'est trop beau pour ton âge ; tut'en serviras quand tu seras grand ! Un de mes amis m'avoua qu'il n'avait jamais pujouir de ses joujoux. - Et quand je suis devenu grand, ajoutait-il, j'avais autre chose àfaire. - Du reste, il y a des enfants qui font d'eux-mêmes la même chose : ils n'usentpas de leurs joujoux, ils les économisent, ils les mettent en ordre, en font desbibliothèques et des musées, et les montrent de temps à autre à leurs petits amis enles priant de ne pas toucher. Je me défierais volontiers de ces enfants-hommes.

La plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, les uns au bout de quelquetemps d'exercice, les autres tout de suite. C'est la plus ou moins rapide invasionde ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas lecourage de blâmer cette manie enfantine : c'est une première tendance métaphysique.Quand ce désir s'est fiché dans la moelle cérébrale de l'enfant, il remplit ses doigtset ses ongles d'une agilité et d'une force singulières. L'enfant tourne, retourne sonjoujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De tempsen temps il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse.La vie merveilleuse s'arrête. L'enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, faitun suprême effort ; enfin il l'entrouve, il est le plus fort. Mais où est l'âme? C'est ici que commencent l'hébétement et la tristesse.

Il y en a d'autres qui cassent tout de suite le joujou à peine mis dans leurs mains,à peine examiné ; et quant à ceux-là, j'avoue que j'ignore le sentiment mystérieuxqui les fait agir. Sont-ils pris d'une colère superstitieuse contre ces menus objets quiimitent l'humanité, ou bien leur font-ils subir une espèce d'épreuve maçonnique avantde les introduire dans la vie enfantine ? - Puzzling question !

Charles Baudelaire (1821- 1867)

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