La Complainte du Désespéré
Qui prêtera la parole 
A la douleur qui m'affole ? 
Qui donnera les accents 
A la plainte qui me guide : 
Et qui lâchera la bride 
A la fureur que je sens ? 
Qui baillera double force 
A mon âme, qui s'efforce 
De soupirer mes douleurs ? 
Et qui fera sur ma face 
D'une larmoyante trace 
Couler deux ruisseaux de pleurs ?... 
Et vous mes vers, dont la course 
A de sa première source 
Les sentiers abandonnés, 
Fuyez à bride avalée. 
Et la prochaine vallée 
De votre bruit étonnez. 
Votre eau, qui fut claire et lente, 
Ores trouble et violente, 
Semblable à ma douleur soit, 
Et plus ne mêlez votre onde 
A l'or de l'arène blonde, 
Dont votre fond jaunissoit... 
Chacune chose décline 
Au lieu de son origine 
Et l'an, qui est coutumier 
De faire mourir et naître, 
Ce qui fut rien, avant qu'être, 
Réduit à son rien premier. 
Mais la tristesse profonde, 
Qui d'un pied ferme se fonde 
Au plus secret de mon coeur, 
Seule immuable demeure, 
Et contre moi d'heure en heure 
Acquiert nouvelle vigueur... 
Quelque part que je me tourne, 
Le long silence y séjourne 
Comme en ces temples dévots, 
Et comme si toutes choses 
Pêle-mêle étaient r'encloses 
Dedans leur premier Chaos... 
Maudite donc la lumière 
Qui m'éclaira la première, 
Puisque le ciel rigoureux 
Assujettit ma naissance 
A l'indomptable puissance 
D'un astre si malheureux... 
Heureuse la créature 
Qui a fait sa sépulture 
Dans le ventre maternel ! 
Heureux celui dont la vie 
En sortant s'est vue ravie 
Par un sommeil éternel !... 
Sus, mon âme, tourne arrière, 
Et borne ici la carrière 
De tes ingrates douleurs. 
Il est temps de faire épreuve, 
Si après la mort on treuve 
La fin de tant de malheurs. 
Joachim Du Bellay (1522 ; 1560)
Poèmes de Du Bellay
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