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Un legs par Jean Richepin

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Du diable si je pouvais m'attendre à être un jour légataire, pour si peu que cefût, du vieux docteur Amable Cherpillaud !

Sans doute, il avait été, jadis, le camarade de quartier Latin puis le collègue demon père. Pas son ami, d'ailleurs ! De cela j'étais certain, leurs relations, sianciennes, n'ayant eu, à aucune époque, rien d'intime. Quant à moi, personnellement, jel'avais à peine fréquenté, même au temps lointain où j'allais chaque année, passermes vacances chez mes parents à Wimeurs-les-Eppes. Je l'avais connu, alors, surtout deréputation, et plutôt comme une sorte de pauvre imbécile à qui je ne témoignais pasgrande sympathie. Enfin, au cours de ces vingt dernières années, ne retournant pluslà-bas depuis la mort de mes parents, je l'avais tout à fait perdu de vue.

Il n'y avait donc pas de raison plausible pour que le bonhomme eût pensé à mecoucher sur son testament, et encore moins pour qu'il y eût pensé sous une forme aussisingulière et romanesque.

Mais il fallait bien, cependant, me rendre à l'évidence. La lettre du notaire étaitlà, devant mes yeux ébahis. Elle me faisait savoir que le docteur Amable Cherpillaud meléguait... un pli scellé, lequel devait m'être remis en mains propres, sous lacondition expresse que j'aurais, après avoir lu ce pli, à le brûler en présence dususdit notaire.

Quelque peu d'attrait que pût me promettre la confidence posthume d'un êtreinsignifiant à ce point, ma curiosité en fut excitée, quand même, tant le romanesqueest alléchant ! Et je pris le train.

Chemin faisant, je me fis mille reproches de m'être laissé hameçonner à une telleamorce, au fur et à mesure que me revenaient en mémoire tous les détails apprisautrefois touchant le caractère et la vie du docteur. Ils reconstituaient une physionomievraiment trop dénuée d'intérêt ! Qu'allais-je apprendre de plus, relativement à cepauvre imbécile ? A coup sûr, cela ne valait pas le voyage !

Je me rappelais, tout d'abord, et en vive lumière, la figure même d'AmableCherpillaud, le jour où je l'avais vu pour la première fois, le jour de ses noces,voilà une quarantaine d'années. Oh ! la triste, la ridicule, l'ingrate figure, pluslamentable que jamais en pareille circonstance, plus lamentablement triste, ridicule etingrate !

Amable Cherpillaud avait alors la cinquantaine, mais une cinquantaine confite dansl'ennui provincial, dans la conscience d'une laideur terne et bête, dans le train-traind'une existence sans pensée, ni action, ni rêve. Mauvais petit médicastre qui avait,jusque-là, vivoté d'une clientèle hasardeuse, il venait de faire un héritage qui luipermettait de vivre dorénavant en renonçant à une profession qu'il n'aimait pas ; et onlisait à plein, sur sa mine aigre, à la fois renfrognée et orgueilleuse, l'amère bilede tous ces déboires passés et la basse joie d'être envié maintenant.

Mais on y lisait cela, seulement, et rien d'autre. Sous ces deux poussées de vert etde rouge, qu'on sentait momentanées, blêmissait le teint de chaque jour, qui reprendraitdemain son gris neutre, uniforme, morne, emblème d'une imbécilité irrémédiable etessentielle.

Et pourtant, une vraie joie, une joie de passion, aurait dû y fleurir aujourd'hui, surce visage de niais, et le transfigurer, puisque le docteur, grâce à son argent,épousait la plus belle fille du pays.

Mais il ne semblait pas même en être épris, de cette radieuse Madeleine Grimblet,épanouie dans la gloire de ses dix-sept ans en fleurs, si blanche et si rose sous sesépais cheveux frisés pareils à des grappes de raisin noir, si belle plante,comme on disait là-bas, avec sa grâce de jeune vierge encore et déjà ses hanchesroulantes et sa gorge rebondie de femme, mûre pour l'amour.

Non, il semblait l'épouser uniquement pour faire pièce à tous ceux qui ladésiraient. Et ce sentiment visible le rendait plus laid auprès d'une telle splendeur,lui, le maigre et ratatiné vieux garçon, le rouquin à demi déplumé, le godiche auxfavoris en queue de lièvre, au long nez chafouin, aux yeux étroits et bridés, au cou dedindon, aux oreilles décollées et sans ourlet, à la lippe supérieure interminablementstupide, au menton court et fuyant, aux pâles lèvres minces lui faisant une bouche enfente de tirelire.

Et tel je l'avais revu toujours, par la suite, enlaidissant avec l'âge, tandis que safemme embellissait de plus en plus et devenait la belle madame Cherpillaud, non plusseulement la plus belle fille du pays, mais, disait-on de façon courante, la reine dudépartement.

Et, de façon courante aussi, ce qu'on disait alors, c'est que la belle madameCherpillaud, toute dévote qu'elle était, et très dévote, en faisait voir de drôles aupauvre imbécile. Oh ! sans le moindre scandale, bien entendu, comme il sied en province !Portant la culotte et menant le benêt tambour battant, elle se passait à domicile lesfantaisies d'un tempérament de feu, racontait la chronique secrète. Cherpillaud n'ypouvant suffire, la besogne incombait, paraît-il, au jardinier. Ainsi, du moins, lenarraient, et à grand renfort de gorges chaudes, les Brantômes de Wimeurs-les-Eppes.

Ils ajoutaient même que les jardiniers succombaient l'un après l'autre à la tâche,si bien choisis qu'ils fussent et si bien soignés.

Et, de fait, j'avais fort nette souvenance d'avoir toujours vu, à chacun de mesvoyages là-bas, quelque nouveau gars au service du docteur, un tous les deux ou trois ansà peu près, quelque dru et robuste campagnard, duquel j'entendais dire, par la suite,qu'il avait bientôt dépéri et s'était en allé de la poitrine.

Et, de même, il me remontait à l'esprit d'avoir ouï des ivrognes faisant, les soirsde fête, la conduite au docteur, avec une chanson du pays, goguenarde et sans gêne, dontje ne citerai qu'un couplet, car les autres et particulièrement le dernier bravent tropl'honnêteté.

Savez-vous ce que je mange, Quand je mange à la maison ? J' mang' du failli paind'avoine. Pauvres gens, c'est pas ben bon. J'avons ben du bon pain blanc, Qu'est blanc etmollet : Mais il est pour notre femme. Et son va-a-let. Tra la la, la la, ma femme estpour les autres. Tra la la, la la, ma femm' n'est pas pour moué.

Et je me rappelais encore qu'Amable Cherpillaud ne bronchait pas sous l'insulte, etqu'il gardait imperturbablement son teint d'un gris neutre, uniforme, morne, emblèmed'une imbécilité irrémédiable et essentielle.

En vérité, il donnait l'impression, ou d'être consentant, comme on le répétait àsa honte, ou de ne savoir absolument rien du tout, comme pouvait le faire croire son airde parfaite bêtise.

D'autres détails ressuscitaient dans ma mémoire, mais qui n'ajoutaient pasgrand'chose à la physionomie du bonhomme. Ceux-là, je les tenais de mon père. A sonestime, Cherpillaud était une très piètre intelligence scientifique, qui n'avait passéqu'avec peine son doctorat, qui, depuis, n'avait jamais travaillé, qui en était restéaux vieilles méthodes d'il y a cinquante ans, à la saignée, aux sangsues, et qui, sommetoute, avait surtout péché, comme médecin et comme homme, par une stupidité absoluejointe à la plus infime faiblesse.

C'est avec ces souvenirs et ces notions sur le docteur, que j'arrivais àWimeurs-les-Eppes, regrettant tout à fait le voyage où m'avait entraîné une curiositévaine, et bien convaincu que le legs du pauvre imbécile ne pourrait jamais être, malgrésa forme romanesque, une chose intéressante.

Le notaire me remit cérémonieusement le pli scellé, devant un grand feu de bois quiflambait comme s'il avait eu conscience d'avoir à remplir tout à l'heure un devoirtabellionnaire. Ce feu et l'officier ministériel avaient une majesté qui m'obligeamoi-même à briser majestueusement les cinq larges cachets de cire rouge. Je trouvai quenous étions, le feu, le notaire et moi, d'un grotesque achevé. Pour m'en dégourdir unpeu, je risquai une timide plaisanterie sur la belle madame Cherpillaud et les jardiniers,sachant que le notaire, autrefois, était un des Brantômes les plus salés deWimeurs-les-Eppes.

Le notaire m'interrompit, en me croassant, grave comme un corbeau :

- Madame Cherpillaud est morte, il y a six mois, d'un cancer.

Je ravalai ma salive et me mis à lire tout bas le papier que voici :

«Pour vous, esprit parisien qui devez mépriser les provinciaux en général et, enparticulier, le pauvre imbécile que je parais être, ces quelques notes sont rédigées.»J'ai profondément aimé Madeleine et je ne pouvais me passer d'elle, de son corps,j'entends.
»Je suis fidèle aux doctrines de Cabanis, absolument matérialiste et athée. Je necrois pas au remords.
»Néanmoins, je me suis mis au courant, sans que personne l'ait su, des doctrines dePasteur. Je crois aux microbes.
»Depuis dix ans, ma femme, convaincue de ma toute-puissance, m'a été complètement etdélicieusement soumise.
»Je veux qu'elle meure avant moi ; et cela, donc, sera, mes volontés à cet égard ayanttoujours été exécutées.
»J'ignore si on guérira jamais la tuberculose et le cancer ; mais je sais parfaitementqu'on peut les donner.
»Faites-vous conter l'histoire de ma vie, si vous ne la connaissez pas, et concluez,jeune homme, en vous disant, avec Balzac, qu'il n'y a de grands originaux et de grandscriminels qu'en Province».

Je jetai le papier au feu, mis mon chapeau, et courus vite reprendre le train pourrentrer à Paris, où les originaux et les criminels ont, en effet, moins qu'en Province,le loisir de devenir grands, occupés qu'ils y sont, comme tout le monde, à se débattre,sans fin ni cesse, parmi les remous tourbillonnants des mufles.

Jean Richepin