poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

 

Mauvais sang



J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladressedans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pasma chevelure.

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes deleur temps.

D'eux, j'ai: l'idolâtrie et l'amour du sacrilège; - oh! tous les vices, colère, luxure,- magnifique, la luxure; - surtout mensonge et paresse.

J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La mainà plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains! - Je n'aurai jamais ma main.Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Lescriminels me dégoûtent comme des châtrés: moi, je suis intact, et ça m'est égal.

Mais! qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'icima paresse? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud,j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. -J'entends des famillescomme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme. - J'ai connuchaque fils de famille !

------------------------------------------------------------------------

Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France!

Mais non, rien.

Il m'est bien évident que j'ai toujours été race inférieure. Je ne puis comprendre larévolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller: tels les loups à la bête qu'ilsn'ont pas tuée. Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'église.J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte; j'ai dans la tête des routes dans lesplaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme; le culte de Marie,l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi mille féeries profanes. - Jesuis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par lesoleil. - Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne.

Ah! encore: je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et desenfants. Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'enfinirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul; sans famille; même, quellelangue parlais-je. Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ; ni dans les conseilsdes Seigneurs, - représentants du Christ.

Qu'étais-je au siècle dernier: je ne me retrouve qu'aujourd'hui. Plus de vagabonds, plusde guerres vagues. La race inférieure a tout couvert - le peuple, comme on dit, laraison; la nation et la science.

Oh! la science! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, - le viatique, - on a lamédecine et la philosophie, - les remèdes de bonnes femmes et les chansons populairesarrangés. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient!Géographie, cosmographie, mécanique, chimie !...

La science, la nouvelle noblesse! Le progrès. Le monde marche! Pourquoi ne tournerait-ilpas?

C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle,ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudraisme taire.

------------------------------------------------------------------------

Le sang païen revient! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, endonnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas! l'évangile a passé! l'évangile!L'évangile.

J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.

Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée estfaite; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons; les climats perdus metanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout; boire des liqueurs fortes commedu métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.

Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'oeil furieux: sur mon masque, onme jugera d'une race forte. J'aurai de l'or: je serai oisif et brutal. Les femmes soignentces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques.Sauvé. Maintenant, je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est unsommeil bien ivre, sur la grève.

------------------------------------------------------------------------

On ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon vice, le vice qui a pousséses racines de souffrance à mon côté, dès l'âge de raison - qui monte au ciel, mebat, me renverse, me traîne.

La dernière innocence et la dernière timidité. C'est dit. Ne pas porter au monde mesdégoûts et mes trahisons.

Allons! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.

A qui me louer? Quelle bête faut-il adorer? Quelle sainte image attaque-t-on? Quelscoeurs briserai-je? Quel mensonge dois-je tenir? - Dans quel sang marcher?

Plutôt, se garder de la justice. - La vie dure, l'abrutissement simple, - soulever, lepoing desséché, le couvercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer. Ainsi point devieillesse, ni de dangers: la terreur n'est pas française.

- Ah! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élansvers la perfection.

O mon abnégation, ô ma charité merveilleuse! ici-bas, pourtant!

De profundis Domine, suis-je bête!

------------------------------------------------------------------------

Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours lebagne; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour; jevoyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne; je flairais safatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'unvoyageur - et lui, lui seul! pour témoin de sa gloire et de sa raison.

Sur les routes, par les nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voixétreignait mon coeur gelé: "Faiblesse ou force: te voilà, c'est la force. Tu nesais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pasplus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenancesi morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.

Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quandla lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt! Bonne chance,criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel; et, à gauche, à droite,toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.

Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon.Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d'exécution, pleurant dumalheur qu'ils n'aient pu comprendre, et pardonnant! - Comme Jeanne d'Arc! -"Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Jen'ai jamais été de ce peuple-ci; je n'ai jamais été chrétien; je suis de la race quichantait dans le supplice; je ne comprends pas les lois; je n'ai pas le sens moral, jesuis une brute: vous vous trompez... " Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière.Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vousmaniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre; magistrat, tu es nègre; général,tu es nègre; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre: tu as bu d'une liqueur nontaxée, de la fabrique de Satan. - Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer.Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. -Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages cesmisérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham.

Connais-je encore la nature? me connais-je? - Plus de mots. J'ensevelis les morts dans monventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse! Je ne vois même pas l'heure où, lesblancs débarquant, je tomberai au néant.

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!

------------------------------------------------------------------------

Les blancs débarquent. Le canon! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller,travailler. J'ai reçu au coeur le coup de grâce. Ah! je ne l'avais pas prévu!

Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers, le repentir va m'êtreépargné. Je n'aurai pas eu les tourments de l'âme presque morte au bien, où remonte lalumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du fils de famille, cercueilprématuré couvert de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice estbête; il faut jeter la pourriture à l'écart. Mais l'horloge ne sera pas arrivée à neplus sonner que l'heure de la pure douleur! Vais-je être enlevé comme un enfant, pourjouer au paradis dans l'oubli de tout le malheur! Vite! est-il d'autres vies? - Le sommeildans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divinseul octroie les clefs de la science. Je vois que la nature n'est qu'un spectacle debonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.

Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur: c'est l'amour divin. - Deuxamours! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmesdont la peine s'accroîtra de mon départ! Vous me choisissez parmi les naufragés; ceuxqui restent sont-ils pas mes amis?

Sauvez-les!

La raison m'est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J'aimerai mes frères. Ce nesont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir d'échapper à la vieillesse et à la mort.Dieu fait ma force, et je loue Dieu.

------------------------------------------------------------------------

L'ennui n'est plus l'amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous lesélans et les désastres, - tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertigel'étendue de mon innocence.

Je ne serais plus capable de demander le réconfort d'une bastonnade. Je ne me crois pasembarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.

Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit: Dieu. Je veux la liberté dans le salut:comment la poursuivre? Les goûts frivoles m'ont quitté. Plus besoin de dévouement nid'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des moeurs sensibles. Chacun a sa raison,mépris et charité: je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bonsens. Quant au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux pas. Je suis tropdissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail, vieille vérité: moi, ma vie n'estpas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point dumonde.

Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la mort!

Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, - comme les anciens saints. -Les saints! des forts! les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus!

Farce continuelle! Mon innocence ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.

------------------------------------------------------------------------

Assez! Voici la punition. - En marche!

Ah! les poumons brûlent, les tempes grondent! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil!le coeur... les membres...

Où va-t-on? au combat? Je suis faible! les autres avancent. Les outils, les armes... letemps!...

Feu! feu sur moi! Là! ou je me rends. - Lâches! - Je me tue! Je me jette aux pieds deschevaux!

Ah!...

- Je m'y habituerai.

Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur!

Arthur Rimbaud (1854 ; 1891)

Poèmes de Arthur Rimbaud