poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

DE LA POESIE

Ce qui est vraiment divin dans le coeur de l'homme ne peut être défini ; s'il y a desmots pour quelques traits, il n'y en a point pour exprimer l'ensemble, et surtout lemystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui n'estpas de la poésie ; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle est, il faut appeler à sonsecours les impressions qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regardd'un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver ennous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel de tous lescultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion ; ce n'est pas qu'ily ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère ; mais l'enthousiasmerassemble dans un même foyer des sentiments divers, l'enthousiasme est l'encens de laterre vers le ciel, il les réunit l'un à l'autre.

Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du coeur est très rare ; il ya pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d'affections vives et profondes ;l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poète ne fait pourainsi dire que dégager le sentiments prisonnier au fond de l'âme...

Les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu'une passionforte agite l'âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu, d'images et demétaphores ; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui sepasse en eux d'inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d'être poètesque les hommes de bonne compagnie, car la convenance et le persiflage ne sont propresqu'à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer.

L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes ; le poète l'atoujours présente à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage les espritsvulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et desterreurs de la destructions excite je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sanslequel l'on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyriquene raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites deslieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce momentsublime pendant lequel l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie.Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur etcréé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d'être, et dont le coeur tremblant et forten même temps s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu. Les Allemandsréunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillementcontemplatif, sont plus capables que la puplart des autres nations de la poésie lyrique.Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religionspiritualiste leur a donné l'habitude ; et si cependant cette profondeur n'était pointrevêtue d'images, ce ne serait pas de la poésie : il faut donc que la nature grandisseaux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Lesbosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisaient aux poètes du paganisme ; la solitudedes forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternelet l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie. [...]

Le véritable poète conçoit pour ainsi dire tout son poème à la fois au fond de sonâme : sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et lesprophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions comme par unévénement de sa vie. Un monde nouveau s'offre à lui ; l'image sublime de chaquesituation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature frappe ses regards, et soncoeur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l'obscurité du sort. Lapoésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite ; le talent faitdisparaître les bornes de l'existence et change en images brillantes le vague espoir desmortels.

De l'Allemagne
La littérature et les arts
Livre II - Chapitre X
Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein
(1766-1817)