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À l'Italie

    À Ardengo Soffici.

    L'amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zone desarmées
    J'atteignais l'âge mûr quand la guerre arriva
    Et dans ce jour d'août 1915 le plus chaud de l'année
    Bien abrité dans l'hypogée que j'ai creusé moi-même
    C'est à toi que je songe Italie mère de mes pensées
    Et déjà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne
    J'évoquais le sac de Rome par les Allemands
    Le sac de Rome qu'ont décrit
    Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l'Arétin
    Je me disais
    Est-il possible que la nation
    Qui est la mère de la civilisation
    Regarde sans la défendre les efforts qu'on fait pour la détruire

    Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes
    Les fantômes des Esclaves toujours frémissants
    Se sont dressés en criant SUS AUX TUDESQUES
    Nous l'armée invisible aux cris éblouissants
    Plus doux que n'est le miel et plus simples qu'un peu de terre
    Nous te tournons bénignement le dos Italie
    Mais ne t'en fais pas nous t'aimons bien
    Italie mère qui es aussi notre fille
    Nous sommes là tranquillement et sans tristesse
    Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions
    Nous savons qu'un autre prendrait notre place
    Et que les Armées ne périront jamais

    Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits
    C'est la guerre qui est longue

    Italie
    Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur
    J'ai comme toi pour me réconforter
    Le quart de pinard
    Qui met tant de différence entre nous et les Boches
    J'ai aussi comme toi l'envol des compagnies de perdreaux des 75
    Comme toi je n'ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je saisrigoler
    Je ne suis pas sentimental à l'excès comme le sont ces gens sansmesure que leurs actions dépassent sans qu'ils sachent s'amuser
    Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu'ils emploient
    Elle est au-delà de la vie confortable
    Et de ce qui est l'extérieur dans l'art et l'industrie
    Les fleurs sont nos enfants et non les leurs
    Même la fleur de lys qui meurt au Vatican

    La plaine est infinie et les tranchées sont blanches
    Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles
    Sur les roses momentanés des éclatements
    Et les nuits sont parées de guirlandes d'éblouissements
    De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées

    Nous jouissons de tout même de nos souffrances
    Notre humeur est charmante l'ardeur vient quand il faut
    Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses
    Et il n'y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades quechez celui qui plume les patates
    Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores
    Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de lamajesté héroïque et le courageux honneur individuel
    Nous avons le sourire nous devinons ce qu'on ne nous dit pas noussommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l'occasion faire preuvede l'esprit de sacrifice qu'on appelle la bravoure
    Et nous fumons du gros avec volupté

    C'est la nuit je suis dans mon blockhaus éclairé par l'électricitéen bâton
    Je pense à toi pays des 2 volcans
    Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment deMessine
    Je salue le Colleoni équestre de Venise
    Je salue la chemise rouge
    Je t'envoie mes amitiés Italie et m'apprête à applaudir aux hautsfaits de ta bleusaille
    Non parce que j'imagine qu'il y aura jamais plus de bonheur ou demalheur en ce monde
    Mais parce que comme toi j'aime à penser seul et que les Boches m'enempêcheraient
    Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l'un etl'autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commoditésdont je n'ai que faire
    Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu'euxvoudraient nous forcer à ne plus choisir
    Une même destinée nous lie en cette occase

    Ce n'est pas pour l'ensemble que je le dis
    Mais pour chacun de toi Italie
    Ne te borne point à prendre les terres irrédentes
    Mets ton destin dans la balance où est la nôtre

    Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d'escargots
    Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avecleurs pattes après avoir fait leurs besoins

    Notre armée invisible est une belle nuit constellée
    Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux

    Ô nuit ô nuit éblouissante
    Les morts sont avec nos soldats
    Les morts sont debout dans les tranchées
    Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimées
    Ô Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers
    Nous jetons nos villes comme des grenades
    Nos fleuves sont brandis comme des sabres
    Nos montagnes chargent comme cavalerie

    Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines
    De la frontière helvétique aux frontières bataves
    Entre toi et nous Italie
    Il y a des patelins pleins de femmes
    Et près de coi m'attend celle que j'adore
    Ô Frères d'Italie

    Ondes nuages délétères
    Métalliques débris qui vous rouillez partout
    Ô frères d'Italie vos plumes sur la tête
    Italie
    Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras
    Et ce soldat blessé toujours debout Arras

    Et maintenant chantons ceux qui sont morts
    Ceux qui vivent
    Les officiers les soldats
    Les flingots Rosalie le canon la fusée l'hélice la pelle les chevaux
    Chantons les bagues pâles les casques
    Chantons ceux qui sont morts
    Chantons la terre qui bâille d'ennui
    Chantons et rigolons
    Durant des années
        Italie
    Entends braire l'âne boche
    Faisons la guerre à coups de fouets
    Faits avec les rayons du soleil
        Italie
    Chantons et rigolons
    Durant des années

Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)

Poèmes de Guillaume Apollinaire