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Chant de l'horizon en Champagne

    À M. Joseph Granié.

    Voici le tétin rose de l'euphorbe verruquée
    Voici le nez des soldats invisibles
    Moi l'horizon invisible je chante
    Que les civils et les femmes écoutent ces chansons
    Et voici d'abord la cantilène du brancardier blessé

        Le sol est blanc la nuit l'azure
        Saigne la crucifixion
        Tandis que saigne la blessure
        Du soldat de Promission

        Un chien jappait l'obus miaule
        La lueur muette a jailli
        À savoir si la guerre est drôle
        Les masques n'ont pas tressailli

        Mais quel fou rire sous le masque
        Blancheur éternelle d'ici
        Où la colombe porte un casque
        Et l'acier s'envole aussi

    Je suis seul sur le champ de bataille
    Je suis la tranchée blanche le bois vert et roux
    L'obus miaule
    Je te tuerai
    Animez-vous fantassins à passepoil jaune
    Grands artilleurs roux comme des taupes
    Bleu-de-roi comme les golfes méditerranéens
    Veloutés de toutes les nuances du velours
    Ou mauves encore ou bleu-horizon comme les autres
    Ou déteints
    Venez le pot en tête
    Debout fusée éclairante
    Danse grenadier en agitant tes pommes de pin
    Alidades des triangles de visée pointez-vous sur les lueurs
    Creusez des trous enfants de 20 ans creusez des trous
    Sculptez les profondeurs
    Envolez-vous essaims des avions blonds ainsi que les avettes
    Moi l'horizon je fais la roue comme un grand Paon
    Écoutez renaître les oracles qui avaient cessé
    Le grand Pan est ressuscité
    Champagne viril qui émoustille la Champagne
    Hommes faits jeunes gens
    Caméléon des autos-canons
    Et vous classe 16
    Craquements des arrivées ou bien floraison blanche dans les cieux
    J'était content pourtant ça brûlait la paupière
    Les officiers captifs voulaient cacher leurs noms
    Œil du Breton blessé couché sur la civière
    Et qui criait aux morts aux sapins aux canons
    Priez pour moi Bon Dieu je suis le pauvre Pierre

        Boyaux et rumeur du canon
        Sur cette mer aux blanches vagues
        Fou stoïque comme Zénon
        Pilote du cœur tu zigzagues

        Petites forêts de sapins
        La nichée attend la becquée
        Pointe-t-il des nez de lapins
        Comme l'euphorbe verruquée

        Ainsi que l'euphorbe d'ici
        Le soleil à peine boutonne
        Je l'adore comme un Parsi
        Ce tout petit soleil d'automne

        Un fantassin presque un enfant
        Bleu comme le jour qui s'écoule
        Beau comme mon cœur triomphant
        Disait en mettant sa cagoule

        Tandis que nous n'y sommes pas
        Que de filles deviennent belles
        Voici l'hiver et pas à pas
        Leur beauté s'éloignera d'elles

        Ô Lueurs soudaines des tirs
        Cette beauté que j'imagine
        Faute d'avoir des souvenirs
        Tire de vous son origine

        Car elle n'est rien que l'ardeur
        De la bataille violente
        Et de la terrible lueur
        Il s'est fait une muse ardente

    Il regarde longtemps l'horizon
    Couteaux tonneaux d'eaux
    Des lanternes allumées se sont croisées
    Moi l'horizon je combattrai pour la victoire

    Je suis l'invisible qui ne peut disparaître
    Je suis comme l'onde
    Allons ouvrez les écluses que je me précipite et renverse tout

Guillaume Apollinaire(1880 - 1918)

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