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poeme

La victoire

    Un coq chante je rêve et les feuillards agitent
    Leurs feuilles qui ressemblent à de pauvres marins

    Ailés et tournoyants comme Icare le faux
    Des aveugles gesticulant comme des fourmis
    Se miraient sous la pluie aux reflets du trottoir

    Leurs rires amassés en grappes de raisin

    Ne sors plus de chez moi diamant qui parlais
    Dors doucement tu es chez toi tout t'appartient
    Mon lit ma lampe et mon casque troué

    Regards précieux saphirs taillés aux environs de Saint-Claude
    Les jours étaient une pure émeraude

    Je me souviens de toi ville des météores
    Ils fleurissaient en l'air pendant ces nuits où rien ne dort
    Jardins de la lumière où j'ai cueilli des bouquets

    Tu dois en avoir assez de faire peur à ce ciel
    Qu'il garde son hoquet

    On imagine difficilement
    À quel point le succès rend les gens stupides et tranquilles

    À l'institut des jeunes aveugles on a demandé
    N'avez-vous point de jeune aveugle ailé

    Ô bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage
    Auquel le grammairien d'aucune langue n'aura rien à dire

    Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
    Que c'est vraiment par habitude et manque d'audace
    Qu'on les fait encore servir à la poésie

    Mais elles sont comme des malades sans volonté
    Ma foi les gens s'habitueraient vire au mutisme
    La mimique suffit bien au cinéma

    Mais entêtons-nous à parler
    Remuons la langue
    Lançons des postillons
    On veut de nouveaux sons de nouveaux sons de nouveaux sons
    On veut des consonnes sans voyelles
    Des consonnes qui pètent sourdement
    Imitez le son de la toupie
    Laissez pétiller un son nasal et continu
    Faites claquer votre langue
    Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
    Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne

    Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
    Habituez-vous à roter à volonté
    Et quelle lettre grave comme un son de cloche
    À travers nos mémoires

    Nous n'aimons pas assez la joie
    De voir les belles choses neuves
    Ô mon amie hâte-toi
    Crains qu'un jour un train ne t'émeuve
        Plus
    Regarde-le plus vite pour toi
    Ces chemins de fer qui circulent
    Sortiront bientôt de la vie
    Ils seront beaux et ridicules
    Deux lampes brûlent devant moi
    Comme deux femmes qui rient
    Je courbe tristement la tête
    Devant l'ardente moquerie
    Ce rire se répand
    Partout
    Parlez avec les mains faites claquer vos doigts
    Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour
        Ô paroles
    Elles suivent dans la myrtaie
    L'Éros et l'Antéros en larmes
    Je suis le ciel de la cité

        Écoutez la mer

    La mer gémir au loin et crier toute seule
    Ma voix fidèle comme l'ombre
    Veut être enfin l'ombre de la vie
    Veut être ô mer vivante infidèle comme toi

    La mer qui a trahi des matelots sans nombre
    Engloutit mes grands cris comme des dieux noyés
    Et la mer au soleil ne supporte que l'ombre
    Que jettent des oiseaux les ailes éployées

    La parole est soudaine et c'est un Dieu qui tremble
    Avance et soutiens-moi je regrette les mains
    De ceux qui les tendaient et m'adoraient ensemble
    Quelle oasis de bras m'accueillera demain
    Connais-tu cette joie de voir des choses neuves

    Ô voix je parle le langage de la mer
    Et dans le port la nuit des dernières tavernes
    Moi qui suis plus têtu que non l'hydre de Lerne

    La rue où nagent mes deux mains
    Aux doigts subtils fouillant la ville
    S'en va mais qui sait si demain
    La rue devenait immobile
    Qui sait où serait mon chemin
    Songe que les chemins de fer
    Seront démodés et abandonnés dans peu de temps
    Regarde

    La victoire avant tout sera
    De bien voir au loin
    De tout voir
    De près
    Et que tout ait un nom nouveau

Guillaume Apollinaire(1880 - 1918)

Poèmes de Guillaume Apollinaire