poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

Vendémiaire

    Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi
    Je vivais à l'époque où finissaient les rois
    Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes
    Et trois fois courageux devenaient trismégistes

    Que Paris était beau à la fin de septembre
    Chaque nuit devenait une vigne où les pampres
    Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut
    Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux
    De ma gloire attendaient la vendange de l'aube

    Un soir passant le long des quais déserts et sombres
    En rentrant à Auteuil j'entendis une voix
    Qui chantait gravement se taisant quelquefois
    Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine
    La plainte d'autres voix limpides et lointaines

    Et j'écoutai longtemps tous ces chants et ces cris
    Qu'éveillait dans la nuit la chanson de Paris

    J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde
    Venez toutes couler dans ma gorge profonde

    Je vis alors que déjà ivre dans la vigne
    Paris Vendangeait le raisin le plus doux de la terre
    Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent

    Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes
    Nous voici ô Paris Nos maisons nos habitants
    Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil
    Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille
    Nous t'apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles
    Ces berceaux pleins de cris que tu n'entendras pas
    Et d'amont en aval nos pensées ô rivières
    Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées
    Aux doigts allongés nos mains les clochers

    Et nous t'apportons aussi cette souple raison
    Que le mystère clôt comme une porte la maison
    Ce mystère courtois de la galanterie
    Ce mystère fatal fatal d'une autre vie
    Double raison qui est au-delà de la beauté
    Et que la Grèce n'a pas connue ni l'Orient
    Double raison de la Bretagne où lame à lame
    L'océan châtre peu à peu l'ancien continent

    Et les villes du Nord répondirent gaiement

    Ô Paris nous voici boissons vivantes
    Les viriles cités où dégoisent et chantent
    Les métalliques saints de nos saintes usines
    Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
    Comme fit autrefois l'Ixion mécanique
    Et nos mains innombrables
    Usines manufactures fabriques mains
    Où les ouvriers nus semblables à nos doigts
    Fabriquent du réel à tant par heure
    Nous te donnons tout cela

    Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières
    Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières
    Désaltère-toi Paris avec les divines paroles
    Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent
    Toujours le même culte de sa mort renaissant
    Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang
    Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur
    Un enfant regarde les fenêtres s'ouvrir
    Et des grappes de têtes à d'ivres oiseaux s'offrir

    Les villes du Midi répondirent alors
    Noble Paris seule raison qui vis encore
    Qui fixes notre humeur selon ta destinée
    Et toi qui te retires Méditerranée
    Partagez-vous nos corps comme on rompt des hosties
    Ces très hautes amours et leur danse orpheline
    Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes

    Et un râle infini qui venait de Sicile
    Signifiait en battement d'ailes ces paroles

    Les raisins de nos vignes on les a vendangés
    Et ces grappes de morts dont les grains allongés
    Ont la saveur du sang de la terre et du sel
    Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel
    Obscurci de nuées faméliques

    Que caresse Ixion le créateur oblique
    Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique
    Ô raisins Et ces yeux ternes et en famille
    L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent

    Mais où est le regard lumineux des sirènes
    Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là
    Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla
    Où chantaient les trois voix suaves et sereines

    Le détroit tout à coup avait changé de face
    Visages de la chair de l'onde de tout
    Ce que l'on peut imaginer
    Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées

    Il souriait jeune nageur entre les rives
    Et les noyés flottant sur son onde nouvelle
    Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives
    Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil
    À leurs pâles époux couchés sur les terrasses
    Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil
    Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres

    Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts
    Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver
    Et j'entendis soudain ta voix impérieuse
    Ô Rome
    Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées
    Et le ciel où l'amour guide les destinées

    Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix
    Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican
    Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a
    La saveur du sang pur de celui qui connaît
    Une autre liberté végétale dont tu
    Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu

    Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles
    Les hiérarques la foulent sous leurs sandales
    Ô splendeur démocratique qui pâlit
    Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes
    La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe
    Une foule de rois ennemis et cruels
    Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle
    Sortiront de la terre et viendront dans les airs
    Pour boire de mon vin par deux fois millénaire

    La Moselle et le Rhin se joignent en silence
    C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence
    Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil
    Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles
    Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière
    Qui joignait la limpidité de ces rivières

    Ô Paris le vin de ton pays est meilleur que celui
    Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord
    Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible
    Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir
    Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe
    Parce que ru es beau et que seul tu es noble
    Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir
    Et tous mes vignerons dans ces belles maisons
    Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux
    Dans ces belles maisons nettement blanches et noires
    Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire
    Mais nous liquides mains jointes pour la prière
    Nous menons vers le sel les eaux aventurières
    Et la ville entre nous comme entre des ciseaux
    Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux
    Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance
    Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence

    Les villes répondaient maintenant par centaines
    Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines
    Et Trèves la ville ancienne
    À leur voix mêlait la sienne
    L'univers tout entier concentré dans ce vin
    Qui contenait les mers les animaux les plantes
    Les cités les destins et les astres qui chantent
    Les hommes à genoux sur la rive du ciel
    Et le docile fer notre bon compagnon
    Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même
    Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front
    L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante
    Tous les noms six par six les nombres un à un
    Des kilos de papier tordus comme des flammés
    Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements
    Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment
    Des armées rangées en bataille
    Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres
    Au bord des yeux de celle que j'aime tant
    Les fleurs qui s'écrient hors de bouches
    Et tout ce que je ne sais pas dire
    Tout ce que je ne connaîtrai jamais
    Tout cela tout cela changé en ce vin pur
    Dont Paris avait soif
    Me fut alors présenté

    Actions belles journées sommeils terribles
    Végétation Accouplements musiques éternelles
    Mouvements Adorations douleur divine
    Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez
    Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré

    Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers
    Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers
    Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres

    Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
    Et je boirai encore s'il me plaît l'univers

    Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie

    Et la nuit de septembre s'achevait lentement
    Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
    Les étoiles mouraient le jour naissait à peine

Guillaume Apollinaire(1880 - 1918)

Poèmes de Guillaume Apollinaire