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Bournemouth

    À Francis Poictevin

    Le long bois de sapins se tord jusqu'au rivage,
    L'étroit bois de sapins, de lauriers et de pins,
    Avec la ville autour déguisée en village :
    Chalets éparpillés rouges dans le feuillage
    Et les blanches villas des stations de bains.

    Le bois sombre descend d'un plateau de bruyère,
    Va, vient, creuse un vallon, puis monte vert et noir
    Et redescend en fins bosquets où la lumière
    Filtre et dore l'obscur sommeil du cimetière
    Qui s'étage bercé d'un vague nonchaloir.

    À gauche la tour lourde (elle attend une flèche)
    Se dresse d'une église invisible d'ici,
    L'estacade très loin ; haute, la tour, et sèche :
    C'est bien l'anglicanisme impérieux et rêche
    À qui l'essor du coeur vers le ciel manque aussi.

    Il fait un de ces temps ainsi que je les aime,
    Ni brume ni soleil ! le soleil deviné,
    Pressenti, du brouillard mourant dansant à même
    Le ciel très haut qui tourne et fuit, rose de crème ;
    L'atmosphère est de perle et la mer d'or fané.

    De la tour protestante il part un chant de cloche,
    Puis deux et trois et quatre, et puis huit à la fois,
    Instinctive harmonie allant de proche en proche,
    Enthousiasme, joie, appel, douleur, reproche,
    Avec de l'or, du bronze et du feu dans la voix :

    Bruit immense et bien doux que le long bois écoute !
    La Musique n'est pas plus belle. Cela vient
    Lentement sur la mer qui chante et frémit toute,
    Comme sous une armée au pas sonne une route
    Dans l'écho qu'un combat d'avant-garde retient.

    La sonnerie est morte. Une rouge traînée
    De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer.
    L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année
    Ensanglante là-bas la ville couronnée
    De nuit tombante, et vibre à l'ouest encore clair.

    Le soir se fonce. Il fait glacial. L'estacade
    Frissonne et le ressac a gémi dans son bois
    Chanteur, puis est tombé lourdement en cascade
    Sur un rhythme brutal comme l'ennui maussade
    Qui martelait mes jours coupables d'autrefois :

    Solitude du coeur dans le vide de l'âme,
    Le combat de la mer et des vents de l'hiver,
    L'Orgueil vaincu, navré, qui râle et qui déclame,
    Et cette nuit où rampe un guet-apens infâme,
    Catastrophe flairée, avant-goût de l'Enfer !...

    Voici trois tintements comme trois coups de flûtes,
    Trois encor, trois encor ! l'Angélus oublié
    Se souvient, le voici qui dit : Paix à ces luttes !
    Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes,
    Une vierge a conçu, le monde est délié !

    Ainsi Dieu parle par la voix de sa chapelle
    Sise à mi-côte à droite et sur le bord du bois...
    Ô Rome, ô Mère ! Cri, geste qui nous rappelle
    Sans cesse au bonheur seul et donne au coeur rebelle
    Et triste le conseil pratique de la Croix.

    - La nuit est de velours. L'estacade laissée
    Tait par degrés son bruit sous l'eau qui refluait,
    Une route assez droite heureusement tracée
    Guide jusque chez moi ma retraite pressée
    Dans ce noir absolu sous le long bois muet.

    Janvier 1877.

Paul Verlaine

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