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poeme

En patinant

    Nous fûmes dupes, vous et moi,
    De manigances mutuelles,
    Madame, à cause de l'émoi
    Dont l'Été férut nos cervelles.

    Le Printemps avait bien un peu
    Contribué, si ma mémoire
    Est bonne, à brouiller notre jeu,
    Mais que d'une façon moins noire !

    Car au printemps l'air est si frais
    Qu'en somme les roses naissantes
    Qu'Amour semble entr'ouvrir exprès
    Ont des senteurs presque innocentes ;

    Et même les lilas ont beau
    Pousser leur haleine poivrée
    Dans l'ardeur du soleil nouveau :
    Cet excitant au plus récrée,

    Tant le zéphir souffle, moqueur,
    Dispersant l'aphrodisiaque
    Effluve, en sorte que le coeur
    Chôme et que même l'esprit vaque,

    Et qu'émoustillés, les cinq sens
    Se mettent alors de la fête,
    Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans
    Que la crise monte à la tête.

    Ce fut le temps, sous de clairs ciels,
    (Vous en souvenez-vous, Madame ?)
    Des baisers superficiels
    Et des sentiments à fleur d'âme.

    Exempts de folles passions,
    Pleins d'une bienveillance amène,
    Comme tous deux nous jouissions
    Sans enthousiasme - et sans peine !

    Heureux instants ! mais vint l'Été :
    Adieu, rafraîchissantes brises !
    Un vent de lourde volupté
    Investit nos âmes surprises.

    Des fleurs aux calices vermeils
    Nous lancèrent leurs odeurs mûres,
    Et partout les mauvais conseils
    Tombèrent sur nous des ramures.

    Nous cédâmes à tout cela,
    Et ce fut un bien ridicule
    Vertigo qui nous affola
    Tant que dura la canicule.

    Rires oiseux, pleurs sans raisons,
    Mains indéfiniment pressées,
    Tristesses moites, pâmoisons,
    Et quel vague dans les pensées !

    L'Automne, heureusement, avec
    Son jour froid et ses bises rudes,
    Vint nous corriger, bref et sec,
    De nos mauvaises habitudes,

    Et nous induisit brusquement
    En l'élégance réclamée
    De tout irréprochable amant,
    Comme de toute digne aimée...

    Or c'est l'Hiver, Madame, et nos
    Parieurs tremblent pour leur bourse,
    Et déjà les autres traîneaux
    Osent nous disputer la course.

    Les deux mains dans votre manchon,
    Tenez-vous bien sur la banquette
    Et filons ! - et bientôt Fanchon
    Nous fleurira - quoi qu'on caquette !

Paul Verlaine

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