(Note : Ce n'est pas encore aujourd'hui que nous allons proposer notre poème préféré de Loup-de-lune, que nous publierons en juillet, mais tout de même, nous invitons les lectrices et lecteurs à l'un de nos poèmes de prédilection rêvés par notre chère petite !... Au cours des semaines, des mois qui ont précédé, nous nous sommes essayé(e)(s) à quelques interprétations, à quelques explications de sa "bijouterie d'écriture". Nous nous sommes montré(e)(s) prudent(e)(s), de peur qu'une trop grande ardeur d'élucidation finisse par consumer le poème, qui veut vitalement garder sa part de secret qui est le vrai joyau. Nous avons traversé l'univers de Loup-de-lune, d'abord avec le flambeau du sang leucémique, ensuite avec les lampes de l'étymologie, de la lexicologie, de la linguistique, de la néologie, avec les photophores du rythme des vers, de la musicalité, des mariages de mots insoupçonnés, etc. Toutes ces sources d'éclairage sont ici plus que jamais en alerte... car "Durant les dernières minutes du dissimulable" est sans doute le poème le plus mystérieux de Loup-de-lune ! Après quelques lectures attentives, le motif d'une apocalypse se dessine : "agonies alchimistes" v.18, "enténèbre" v.21, "gisant" v.28, "crêpe des étamines" v.29, "la fronde a renoncé la main épanouie" v.31, "attritions" v.40, "putréfactions" v.40... Une apocalypse, mais une apocalypse de quoi donc ?... L'un des premiers mots du poème est "polychrome", tandis que le pénultième est "acolore" ; l'élément de composition "poly-" signifie "beaucoup, plusieurs", au lieu que le préfixe "a-" réplique par sa forte valeur privative : il ne sera pas erroné de déduire que nous est proposée ici l'apocalypse... des couleurs ! Voilà l'un des mots de la langue française dont l'étymologie aura inspiré bien des méditations à la jeune leucémique ! En effet la racine indo-européenne *kel ou *kol ou *kl signifiant "cacher", est à l'origine non seulement de "couleur" par le latin colorem, accusatif de color, mais aussi de "apocalypse", du grec apokaluptein "révéler (ce qui était caché)", de apo- indiquant l'éloignement, la séparation, et kaluptein ayant le sens de "couvrir". Ainsi le "dissimulable", substantivation de l'adjectif dérivé du verbe "dissimuler", dans les dernières minutes duquel nous fait pénétrer le poème, évoquerait les couleurs en puissance qui "recouvrent et dissimulent la réalité d'une chose" selon les propres mots de Jacqueline Picoche dans Le Robert Étymologie du français (2015). Les lectrices et lecteurs sont conviés ici à une quête surréaliste dont le point de départ a cependant une origine bien réelle. Car nous avons encore en mémoire la "façade" du vers 5, avec son "ambassade", avec son "clairsemis" de libellules, d'oiseaux et de papillons, aux ailes éployées, en métal ou en fer forgé, tous noirs, et, juste à côté, le contraste de la volière, mouvante, sonore, multicolore. Nous relevons l'oxymoron "clairsemis des noirs", où le mot "clairsemis", sur le modèle de "parsemis", signifie une "disposition de choses peu serrées", figure de style qui exprime cette aspiration paradoxale du noir à la lumière qui obscurcit davantage en colorant. Nous retrouvons une semblable opposition plus loin dans le poème aux vers 28-29 "C'est bien l'espièglerie du gamin des NITESCENCES là gisant/en ce CRÊPE des étamines", renforcée par l'idée de "gésir", soit "être couché", parfait contraire de la racine *sta- "être debout" à l'origine du latin staminea qui devient en français "étamine". En outre, les deux substantifs qui présentent dans le poème le suffixe d'inchoation -(e)sc- forment ce couple antithétique par excellence : "noirescence" (v.8)/"nitescences" (v.28). Tout le long du poème, la lumière est ce principe des couleurs qui dissimulent, qui masquent plus profondément, plus décisivement que la nuit noire. C'est d'abord le rêve, ou l'idéal, qui anime l'ambassade. La "matière ferreuse" qui figure libellules, oiseaux et papillons, est magiquée, ou "charmée", par le vague souvenir du conte, ou de la légende, de ce "gamin espiègle" qui possédait une fronde avec laquelle il lançait les gemmes les plus nitescentes et les plus rares. Quelle plus exaltante manière d'ornementer enfin son noir : être frappé de pierres précieuses par l'arme sertisseuse ! Mais ce même instant de coloration intense comprend aussi la lapidation. Mais cette même minute paroxysmale d'enluminures joviales et juvéniles recèle aussi la mort. Il y a là toute l'image de la leucémie espiègle qui jette avec sa fronde comme un lys ses diamants irisés et ses cristaux nacrés sur le sang visqueux... Cependant l'enfant tant espéré n'est plus que "(...) là gisant/en ce crêpe des étamines" : quelle force, en cette fin de long vers, émane de ce monosyllabe déictique spatial "là", qui est placé à côté du participe présent de "gésir", presque en corrélation avec le pronom démonstratif "c(e)" ouvrant le vers, et dont le son "a" est non seulement entouré aussi bien que contrasté par les nasales "en/an" de "nitescENces" et "gisANt", mais encore roboré et par le signifiant et par le signifié du dernier mot également monosyllabique de la strophe : "hAlte"... Quelle évidence, quel concret, quel inéluctable retentissement, quel tangible dans ce réveil et cette dissipation des coquecigrues ! Alors, après le rêve, ou l'idéal, reste encore le réel, et l'ambassade ailée de s'en retourner pour "cette effraction de la volière", mais, à l'issue du choc entre les désirs du non-vivant et les résistances du vivant, les couleurs animales se transforment en "putréfactions", alors que la "matière ferreuse", ce qui a été "fabriqué", se sera usée en vain. Ici ténorise Faust, comme dans l'opéra "Mefistofele" d'Arrigo Boito, adaptation du propre "Faust" de Johann Wolfgang von Goethe : "Il real fu dolore/E l'ideal fu sogno". Douleur et chimère... Ce n'est pas la moindre des épreuves que d'envisager résolument de transfixer les apparences... Toutefois, dans cette ultime strophe du poème, tout verbe dissous, Loup-de-lune fait précéder et comme porter "l'acolore mêlement" qui résulte de la collision plurielle, par l'apposition, détachée, flottante, essentielle, de son premier vers "et jonchée dessus l'outrance d'une planète", où le mot "jonchée" est substantif et non pas participe passé. La "fabrique" besogneuse des métaux a désiré les couleurs de la vie, et "attritions" et "putréfactions" ont abouti à la légèreté, ou lévitation, suprême, de l'absence de couleurs qui se confond avec l'espace, ou l'éther, par-delà les tribulations d'une planète-aberration (voir le poème "Planasthai" et sa note publiés le 05/06/2020). Aussi l'apocalypse n'est nullement une destruction, nullement une catastrophe, nullement une fin, mais ce grand démasquement, mais cet anéantissement des hypocrisies, mais cette annulation des comédies et tragédies, mais ce transglissement des surfaces qui renvoient la lumière... Et la jeune leucémique aura fait de Leukaima non pas la péremptoire qui cancérise le sang, mais cette révélation éclatante par-delà le rouge qui aura dissimulé... les sources photophiles de la métamorphose où être, de proportion en proportion, l'acolore, l'absolue sans-masque-traversante...)
Durant les dernières minutes du dissimulable
De cette incessante piaillerie treillissée
l'émulation polychrome
et la matière par un clairsemis
qui propose aussi des ailes
s'éployant sur la façade d'à côté
tressaille du souvenir qui
glisse et
qui s'effiloche à sa ferreuse noirescence
En quête des horions primesautiers du sertisseur
un choix prompt
exverticale et dépêche
une ambassade libelluloiselopapillonne
Aubours flagrants des palettes
Albums mucordeurs des poeciles
Gluaux des renvois
Écorchures iridescentes des cristallins
Ostéophanies des arcs-en-ciel
autant d'agonies alchimistes
aux fins de retremper le charme du vol
Cet enfoncement escarbouclé
parmi le jardin qu'enténèbre le débord des calycanthes
aux espéranciers
son point de plus vive réluctance
imprime le tournoiement
trois cercles vont réduisant leurs velours et
aoriste leur moment de guillochis
se coalisent
C'est bien l'espièglerie du gamin des nitescences là gisant
en ce crêpe des étamines
que par inadvertance parachèvent les broches de leur halte
la fronde a renoncé la main épanouie
entre les poumons bée la gemmière épuisée
le sombrage grenat des rais s'échine pour l'abîme nué
Ensuite d'un retour
et de la bredouille acérine de son message
toute charbonneuse cette effraction de la volière
est décidée
Et jonchée dessus l'outrance d'une planète
silenciés les aigus
des attritions de la fabrique avec les putréfactions
cet acolore mêlement
Loup-de-lune
LIU Bizheng