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Contre ses ennemis


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#1 .ds.

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Posté 25 juillet 2008 - 08:04

(Ces derniers vers d'André CHENIER ont dû être écrits quelques jours avant son exécution, puisqu'il eut le temps de les faire parvenir à sa famille. Mais son premier éditeur Lyacinthe de Latouche, prétendit qu'il avait composé ce poème peu d'instants avant d'aller au supplice, et le coups après le quinzième vers, pour laisser croire que l'appel du geôlier avait brusquement interrompu le poète...).

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Animent la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre.
Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore est vigilant ;
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière.
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,
Ebranlant de mon nom ces longs corridors sombres,
Où seul dans la foule à grands pas
J'erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime,
Du juste trop faibles soutiens,
Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime ;
Et changeant mes bras de liens,
Me traîner, amassant en foule à mon passage
Mes tristes compagnons reclus,
Qui me connaissent tous avant l'affreux message,
Mais qui ne me connaissent plus...
Vienne, vienne la mort ! - Que la mort me délivre !
Ainsi donc mon coeur abattu
Cède au poids de ses maux ? Non, non, Puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu...
S'il est écrit aux cieux que jamais une épée
N'étincellera dans mes mains ;
Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, Vérité, si ma main, si ma bouche,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce, ou, plus atroce injure,
L'encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos coeurs d'une large blessure ;
Sauvez-moi. Conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir, dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !
Ces vers cadavéreux de la France asservie,
Egorgée ! O mon cher trésor,
O ma plume ! fiel, bile, horreur, Dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor...
Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés ?
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire,
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance,
Pour descendre jusqu'aux enfers
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance
Déjà levé sur ces pervers ?
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice ?
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô mon coeur gros de haine, affamé de justice.
Toi, vertu, pleure si je meurs.

(Iambes)