Aller au contenu

Photo

Ecrire : comment et pourquoi


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 26 juillet 2008 - 12:52

« Malheureusement le verbe glisse au verbiage, à la littérature. Même la pensée y tend, toujours prête à se répandre, à s'enfler ; l'arrêter par la pointe, la contracter en aphorisme ou en boutade, c'est s'opposer à son expansion, à son mouvement naturel, à son élan vers le délayage, vers l'inflation. D'où les systèmes, d'où la philosophie. La hantise du laconisme paralyse la démarche de l'esprit, lequel exige des mots en masse, sans quoi, tourné sur lui-même, il remâche son impuissance. Si penser est un art de rabâcher, de discréditer l'essentiel, c'est que l'esprit est professeur. Et ennemi des gens... d'esprit, de ces obsédés du paradoxe, de la définition arbitraire. Par horreur de la banalité, de « l'universellement valable », ils s'attaquent au côté accidentel des choses, aux évidences qui ne s'imposent à personne. Préférant une formule approximative mais piquante, à un raisonnement soutenu mais fade, ils n'aspirent à avoir raison en rien, et s'amusent aux dépens des « vérités ». Le Réel ne tient pas le coup : pourquoi prendraient-ils au sérieux les théories qui veulent en démontrer la solidité ? En tout, ils sont paralysés par la crainte d'ennuyer ou d'être ennuyés. Cette crainte, si vous y êtes sujet, compromettra toutes vos entreprises. Vous essaierez d'écrire ; aussitôt se dressera devant vous l'image de votre lecteur... Et vous déposerez la plume. L'idée que vous voulez développer vous excédera : à quoi bon l'examiner, l'approfondir ? Une formule seule ne pourrait-elle pas la traduire ? Comment, de plus, exposer ce que vous savez déjà ? Si l'économie verbale vous hante, vous ne pourrez lire ni relire aucun livre sans y déceler les artifices et les redondances. Tel auteur auquel vous ne cessez de revenir, vous finirez par le voir gonfler ses phrases, accumuler des pages, et comme s'affaisser sur une idée pour l'aplatir, pour l'étirer. Poème, roman, essai, drame, tout vous semblera trop long. L'écrivain, c'est sa fonction, dit toujours plus qu'il n'a à dire : il dilate sa pensée et la recouvre de mots. Seuls subsistent d'une oeuvre deux ou trois moments : des éclairs dans du fatras. Vous dirai-je le fond de ma pensée ? Tout mot est un mot de trop. Il s'agit pourtant d'écrire : écrivons... , dupons-nous les uns les autres. »



EM Cioran, in La tentation d'exister (« tel Gallimard », pp. 108-109).