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JAUNE


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3 réponses ŕ ce sujet

#1 Dedalus

Dedalus

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Posté 18 juin 2007 - 03:09

« Et si c’est un jeton gagnant ? Qu’est-ce que je fais ? Je vous cours après ? », demande-t-il abasourdi. La Loterie, c’est sacré. Au bord de la syncope, l’ahuri : grand blond aux yeux vitreux, complètement déboussolé par l’aventure, et en voilà une. Il serre frénétiquement les quelques jetons de carton jaunes avec le contour rouge, juste offerts par l’inconnue. On peut gagner, quoi encore ? Une véritable fortune, un caddie plein ou peut-être une voiture. Faudrait pas les lâcher.
A ce point, mais ce doit être un prodige. On croirait qu’il se moque, mais non, il est sincère. A ne pas croire. Il veut qu’on lui signe un contrat, tant qu’on y est ? Au cas où il gagnerait le caddie ou mieux, la voiture. Un bon client, comme ils disent. Consommer mieux, consommez bien. Enrichissez vous en achetant. Consommez durable, tant que vous y êtes. Surtout dormez, continuez de dormir bonnes gens. Il y croit, dur comme fer, entre la vraie France d’après et le petit Jésus made in China.

Elle file, la gentille demoiselle. Je vais jouer vite, comme ça, si elle gagne, je pourrais la rattraper. Bouscule. Pardon monsieur, madame. Puent ces vieux. Il s’avance dans la foule, brave con, cœur bavant. Attendra, la petite famille. Vers la rutilante machine à jouer. Il s’enfonce vers son eldorado, piètre fabrique à rêves de pacotille. Elle brille et elle bruisse. Il aime jouer, il croit jouer une vie qu’il ne possède pas.
Il glisse les jetons dans la fente, et regarde fixement le résultat sur l’écran. Bip. Bip. Fait la machine. Perdu, encore perdu. Jusqu’ici, il n’a jamais gagné. Toute sa vie n’est que celle d’un perdant. Rien qu’à voir sa gueule, on comprend d’emblée. Grand, maigre, bossu et rougeaux. Il est blond, s’il est possible de qualifier ainsi les quelques cheveux démesurément longs qu’il amène de derrière son crâne pour cacher la calvitie gagnant du front à la nuque.

Et puis, il s’est passé quelque chose lorsque la machine s’est mise à sonner. Son cœur a chaviré. Sur le coup, il a failli courir, s’enfuir comme un voleur poursuivi par des vigiles affamés. Pas possible, pas possible de le croire. C’est gagné. Et le gros lot avec ça ! La voiture ! N’est pas rien, c’est beaucoup d’argent même. Bon dieu ! Je vais m’en payer avec ça. Vacances. Changer de télé. Une vraie fortune. La chance tourne mon bonhomme. J’ai gagné. Je n’en reviens pas. Attention mesdames, me voilà.
Ahlala ! La petite dame. C’est elle, c’est à elle. Elle était bien gentille. Pressée, sans doute, trop. Des enfants peut-être. Une bonne maman qui se dépêche pour rejoindre ses enfants. Douce mère, sainte mère. Sa tête penchée, des boucles brunes sur son front, et ses yeux pleins de souffrance et d’espoir. Non, rieuse. Oui, elle m’a souri en me donnant les jetons. On aurait dit qu’elle allait rire. Un ange. Gentille. N’empêche, c’est un des tickets qu’elle m’a donné qui a gagné. Je devrais lui courir après, elle ne doit pas être bien loin, pas plus de cinq minutes. Mais si elle a une voiture ? Le parking est immense, et elle avait l’air d’être en retard. Elle doit déjà être loin, où je ne pourrai pas la trouver. Laisse tomber. Pas la peine de se crever. Et puis diviser en deux, ça ne ferais plus grand-chose. Elle n’en voulait pas, de ses tickets, après tout. J’en ai plus besoin qu’elle, pour sûr. Quand même, elle était bien gentille, avec ses jolis yeux noisette. Elle avait l’air de rire. Me ferait quand même plaisir de lui faire un cadeau, quand même, histoire de la remercier. Des fleurs, c’est joli pour offrir à une fille fleur. Non. Elle se ferait des idées. Enfin, sur ce que je veux, et en réfléchissant bien, je ne veux rien.

Je n’espère plus rien. Pas de fleurs, trop commun, trop ambigu. De l’argent ? Vulgaire. Elle avait trop de classe, elle pourrait mal le prendre. Grands Dieux ! Quelle horreur ! Bah. De toute façon, je ne l’ai pas rattrapée. Je ne lui ai même pas couru après. Elle doit être bien loin, gentille fille, jolie fleur, dans sa belle maison, avec son bel homme, riant de tous ses printemps. Elle doit m’avoir oublié déjà, même à l’instant où elle m’a tourné le dos. Elle dans son soleil, moi crasseux dans ma terreuse caserne.
J’ai gagné, gagné. Pourtant je suis si triste. Dans ma poche, ma main caresse le précieux jeton, la voiture. Neuve. Revendue : une sacrée somme. Je suis comblé, j’ai tout, je ne ressens rien que l’impression d’avoir sans pouvoir être rassasié. Quand même, de quoi faire une belle bringue. Et des vacances de l’autre côté du monde. Et me trouver une femme, une tendre, une docile. Une de l’est. Maintenant, j’ai les moyens, je peux aussi payer, tout. Tout cet argent. Combien ? Quinze, vingt mille ? Plus. Plus que je n’en ai jamais eu, que je n’en aurai jamais plus. Une nouvelle vie ou jamais. Une vraie vie. Enfin. Passer des fonds à la surface où l’on peut respirer, ne serait-ce qu’une minute. Un miracle. Comme une apparition, elle a changé ma vie, cette jeune fille. Comme dans un rêve, tout semble tellement irréel. Image sainte.

Tout change, rien ne va. Tout ça n’est rien. Il n’a que le goût d’une victoire incomplète quand il a besoin de chair dans le corps. Il arpente la ville avide de reconnaissance. Le gros lot, il ne l’empochera que lorsqu’il l’aura retrouvée, et promis la moitié de la somme retirée de la vente. Une image sainte, un éclair a fondu sur lui. En rentrant chez lui, encore tout émoustillé de sa victoire, s’imaginant la vie changée, il s’était mis à avoir honte. Pourquoi, il ne pouvait le comprendre. Mais les leçons du catéchisme d’autrefois, dans son enfance, des restes de prières, l’odeur des pierres froides et humides, l’encens. Il prend conscience de son âme, qu’il contemple comme un autre lui-même qui le regarde, et le juge. Il se sait mauvais, non comme un simple mot qui ne veut rien dire. Il le sent dans sa chair, qui brûle déjà d’un enfer de désirs. Maudit.
Il entrevoit le mal, le pouvoir de la tentation. Jamais il n’avait connu ce sentiment là. Une telle tristesse. Pas de la crainte. La peine d’avoir trahi quelque chose. Tant de gentillesse gratuite. Et pourquoi ? Pour un pauvre voleur, un malheureux encore plus malheureux d’être ingrat. Quel Dieu donnerait le salut à une âme si indigne ? Il se convainc d’être possédé par le Malin. Il croit plus en Satan qu’en Dieu. S’il s’avait que le jeton, elle lui a donné parce qu’elle ne croit à rien.
Jolie jeune fille, libre penseuse. Il s’est mis en devoir de te retrouver. Il va errer. Il va traîner. Marcher le long des rues. Dans la ville, dans les marchés. Le long des avenues. Dans les jardins publics. De longs jours, il marche, à la recherche de la jeune fille, guettant les ombres, fixant les visages, scrutant les silhouettes. Le jeton gagnant dans la poche, qu’il caresse de temps en temps du bout des doigts, il espère, il espère. Elle va voir. Il va la retrouver. Elle verra bien que je ne suis pas un si mauvais gars. Elle va le rabattre son petit sourire narquois de bourgeoisie de province.

Voilà la sortie du parc. Ils ferment. Les gardiens sifflent. Presque huit heures, le ciel tombe. Encore un jour. Doux petit jeton rond dans ma poche. La droite. Que de monde pour attendre le bus ! Tas de gens qui vont, qui viennent. Ca demanderait un temps fou, d’archiver tous les déplacements de tout ce monde. Fausse fourrure, costume, chapeau, cravate, cartable, casquette, manteau. Le chauffeur, fier et con, derrière la porte fermée de son char à bestiaux. Le bus démarre, enfin plein. Lentement, il s’en va. Et derrière lui se redessine la rue, les passants de l’autre côté, entrecoupés de voitures sifflant, klaxonnant allant et venant.
Mais c’est elle, là-bas ! Qui s’en va. Mais oui ! Il faut la suivre, la rattraper, cette fois-ci. La chance ne passe pas deux fois. Au diable le jeton, c’est elle que je dois voir, le jeton n’est qu’un prétexte. Voilà la chance qui passe. Je dois la saisir. Par où est-elle partie ? Vers le métro. Vite. Je la vois, là-bas, entre le couple de vieillards, avec le parapluie. Elle disparaît. Je peux la rattraper. Le trottoir. Saute. Tête baissée, fonce.

Mjuiiihnnnn. Un énorme bruit s’élance de gauche et perce le tympan. Fantastique choc sourd, le paysage défile violement de droite à gauche, film accéléré qui s’écrase bancale, grotesque pivot, perspective improbable. Une gerbe de sang, le corps gicle disloqué comme un pantin épileptique et s’effondre trente mètres plus loin en un long craquement des os sur les pavés. Glisse encore sur quelques centimètres. Gigote encore un coup. Spasme. Encore. Se tend un dernier instant.
Le chauffeur de tramway n’a rien pu faire. Comme un diable, l’homme a jaillit de l’ombre et s’est littéralement jeté sous la rame. Il a été frappé de plein fouet, à pleine vitesse. La marque du choc, du sang et des chairs sur la vitre du conducteur, et la tôle enfoncée, attestent le la violence inouïe de l’impact. Plus loin, le corps mutilé, squelette émietté, reste informe d’homme. Il faut dire aussi. Il courait comme un abruti pour traverser, sans regarder. Il n’a rien vu venir, il a juste vu, l’espace d’une seconde, sa vie se terminer sans comprendre ce qui est arrivé. Un prodige. Jusqu’au bout, du creux de son âme jusqu’aux visions du dernier soupir, il n’a jamais rien compris. Heureux les simples d’esprits. De sa poche a roulé un jeton de carton, jaune et rouge.
Quant à la jeune fille, la foule l’a bue depuis longtemps.

#2 F?lice

F?lice

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Posté 19 juin 2007 - 09:52

Ah purée... c'est chouette, Dedalus. Enfin "chouette"... c'est pas le mot, hein. Mais vraiment, ça me plaît. C'est un rythme que j'aime, un souffle endurant, du Bach cynique. j'aime beaucoup.

Et puis j'apprends des tas de trucs : je ne savais pas que Jésus Christ était chinois...

Jaguar.

#3 Carla.

Carla.

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Posté 19 juin 2007 - 12:50

C'est rythmé sans s'essouffler, c'est cynique sans être amer, c'est parfois presque tendre. J'ai aimé.

#4 ___

___

    The Fresh Prince Al Adriano

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Posté 20 juillet 2007 - 03:49

yo