« Je t’ai à l’œil, avec tes journaux subversifs » fais le contremaître en passant, l’air mauvais, laissant derrière lui une traînée de sueur rance mêlée à de l’eau de Cologne bon marché. De la poche arrière dépasse, mollement roulé, un numéro de Charlie-Hebdo. Grand titre noir sur fond rouge.
Puis il fait demi-tour, et revenant rapidement, il aboie méchamment :
« Des gauchistes de merde, j’en ai maté d’autres, et des pires que toi, enfoiré ! »
Et aussi sec reprend sa ronde, l’œil avide, guettant les sourires, les soupirs, les ralentissements, les faiblesses, pas peu fier de lui, bombant le torse, imbu de son minuscule pouvoir, sa haine contre les faibles de ne pouvoir être fort.
Tic-tic, tic-tic, tic-tic font les machines, dans un vaste roulis de vibrations saccadées. Et l’atelier, froid, lourd de senteurs de graisse, de sueur et de moisi, ses structures d’acier vibrionnant vrouhouhouhououmme. Longue morne plainte qu’on n’entend même plus.
L’homme en costume de flanelle taillé sur mesure, droit et conquérant, lunettes dorées à l’affût, semble promener son chien dans l’usine. Lui le Dieu dans sa machine. Et sa troupe de gnomes diaboliques : sous-directeur, secrétaire et, plus loin, aplati par l’admiration et la crainte, le chef d’atelier, contremaître grouillant de haine, de rancœur et d’envie.
Tic-tic font les machines. Pourtant, comme un silence s’est creusé. Les coins d’œil ont tous repéré la troupe qui s’enfonce entre les lignes, pourquoi, que font-ils là à l’assaut, pour qui ? Leurs pas résonnent sans faire de bruit, insonore note de plus dans le rythme étourdissant des outils qui tremblent ensemble, épaisse musique de métal hurlant. Tout le monde a compris celui qu’ils visent, tous pointés vers, île encerclée. Le chef s’avance, lui crie d’arrêter sa machine. Avec la sienne, toutes s’arrêtent. Fou de rage, il se retourne d’un bond, vociférant, « pas vous, reprenez le travail. »
Silence.
« Rallumez vos machines, reprenez le travail immédiatement. »
Il est devenu tout rouge, terrible et ridicule, tyranneau régnant délégué de son pauvre atelier peuplé de dos rond et de visages éreintés, révoltés. Un tic-tic reprend au fond, faisant sonner tout l’atelier de son tempo inexorable et régulier. Puis un autre, à peine décalé, lui répond, de l’autre côté. Aucun autre. Le contremaître s’est mis à trembler frénétiquement. Ecarlate, il semble prêt à exploser. Les veines de son coup, à son front, ses tempes battent violement.
Soudain, la première machine s’arrête de nouveau, et quelques secondes seulement après, la seconde.
Tout le monde regarde le chef d’atelier bouillonnant, tremblant de toute ses fibres, silencieux et immobile, y compris les patrons. Tout le monde attend.
C’est alors que sa machine, il l’a remise en marche. Là , le contremaître, il est devenu dingue. Il s’est rué sur lui comme un dément pour le frapper, mais lui, il l’a vu venir, il a esquivé le coup. Et le chef s’est jeté la tête en premier sous la machine. Le temps que quelqu’un l’arrête, ça a fait chkrakchkrak, chkrakchlouwi, shplopfopshplakrouwik, et shckrakktic, tic-tic, tic-tic. Voilà le chef d’atelier la tête aplatie, broyée, vidée en son milieu, purée informe, de l’art moderne en viande noire et blanche qui dégouline partout le long du socle d’acier supportant la machine. Des os, des cheveux, de la cervelle éparpillés. Un œil pendant flasquement au bout de son nerf, pendulant vers le sol, l’autre encastré, écrasé dans le crâne effondré, louchant vers le tube néon tenu par des chaînes accrochées au plafond. Lumière blanche, inflexible.
Au sol, une grande flaque de sang, et tout autour, le monde est moucheté de morceaux de cerveau et de lambeaux rougeâtres. Une pause. Personne ne parvient à bouger, figé devant la vision étonnante de la mort soudaine, hystérique.
La secrétaire se met à pleurer doucement, en silence. Les pas courants de quelqu’un se ruant sur un téléphone, appelant les secours, et la parole plus dure et plus froide qu’une lame d’acier de l’adjoint du directeur, le doigt pointé sur lui, encore statufié d’horreur, toujours regardant la face disjointe et absurdement plus belle dans sa mort colérique et gluante qu’au long dégueulis de son existence minable de kapo d’atelier.
« Il l’a tué. C’est lui qui l’a tué. Il l’a fait exprès. Il l’a tué, c’est un meurtre. Appelez la police. »
En boucle. Scène de crime.
Personne ne va témoigner contre les patrons, peur du chômage, la suite, la chute. Ils vont trouver une négligence criminelle comme prétexte, lui coller au moins un homicide involontaire. Lui inventer des chaos et des vices, pour tracer une trajectoire de délinquant, de criminel en puissance. Il faut défendre la société. C’était un enfant difficile, indiscipliné, une graine de mauvais gène. Certains racontent même qu’il aurait écrit dans son journal d’adolescent, des années plus tôt, des lignes franchement révolutionnaires, violentes, antisociales. Si c’est pas de la préméditation, ça, hein madame, qu’est-ce que c’est ? Pis, il a fait des aveux. Torture, vous allez dire. Peut-être, mais c’est nécessaire, et puis ce n’est pas un homme, c’est une bête, aux grands maux les grands moyens, la fin justifie les moyens, les américains le font bien, alors pourquoi pas nous ? Et puis, vous admettrez tout de même, il n’y a pas de fumée sans feu, ne serait-ce qu’un peu. Il est évident que de toute façon, même s’il n’a pas fais exprès de le tuer, qu’il aurait tout de même voulu le faire, donc c’est un crime. Terroriste en plus. Gratuit. Politique. Contre l’autorité, contre la société, contre le travail. Racaille !
« Gauchiste de merde ! Tu vas voir enculé, si t’aimes te faire enculer en prison, pédale ! Ils en ont maté des pires que toi, tu vas voir ce que tu vas prendre en tôle, enfoiré. »
Même mort, la voix du contremaître le hante encore dans sa cellule douloureuse de son crâne. Il se voit mort lui aussi. Sa vie : l’école, l’usine, la centrale. Ce n’est pas que de sa future geôle qu’il veut s’évader, mais de la sordide histoire de sa vie.
Il ira en prison et il y aura un nouveau contremaître. Certains feront la grève, moins pour le venger ou protester que saisissant l’occasion de s’affronter au pouvoir. De toute façon, bientôt ils vont fermer l’usine, déménagée loin, très loin vers l’est.
Lui, après six mois comme amant forcé de ses cinq compagnons de cellule, soutenus par l’approbation implicite des matons, s’est étranglé la nuit avec un drap. Suicidé. Sans doute encore un gène. Crime en scène.
Devinette :
En ce temps là régnaient Lady Macbeth et le Duc de Glocester.

ROUGE
Débuté par Dedalus, juin 25 2007 01:45
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