Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats. L’Horloge – Le Spleen de Paris – Charles Baudelaire
Dans l’œil de ce chat noir, il est presque minuit ;
Dans son iris d’or jaune a glissé de la steppe,
Deux touffes de sol rare, inconnu de la guêpe,
D’une herbe sans mémoire et qui jamais ne fuit.
Et sur ce sol de fièvre est venu le cheval
Du tout dernier Mongol du tout premier des âges,
Afin de s’enivrer de l’or des paysages ;
Celui-là qui broutait par le mont et le val.
Au pommeau de la selle est fixé le poignard
Assassin et luisant de la paix du nomade,
De cette paix précieuse aux doux reflets de jade ;
On prétend qu’elle brille aux yeux du charognard.
Dans l’œil de ce chat noir n’est que le rythme lent
Du temps qui s’éternise en débris d’aventure,
Faute de rassembler les signes d’écriture
Pour tracer ce nom seul, celui de Tamerlan*.
Comme l’heure est troublante aux yeux d’un chat vairon,
Par deux yeux, deux couleurs, l’horloge est infinie.
Qui passera le fil au chas de l’harmonie ?
Je vous parle d’aiguille et non de napperon.
Dans l’œil de ce chat noir, j’ai cru lire minuit ;
Son iris émeraude est couleur de rizière,
Au fleuve du Yangtsé se verse la rivière
Emportant dans ses flots le spleen et mon ennui.
Et dans cette rizière un dos maigre est courbé,
Plus courbé que la terre et bien aussi bas qu’elle ;
Si le monde est ancien, la récolte est nouvelle,
Le geste de la main n’est jamais perturbé.
Grain de sable ou de riz, tout vient compter le temps,
D’un battement de queue ou d’un poing métronome ;
Confucius, millénaire, est encore un jeune homme,
Il monte de la jonque un air doux et chantant.
Filtre de porcelaine où mon âme a passé,
Au fond de la théière, il me reste huit vies,
La première est tombée, ô chat, j’ai des envies ;
Dans les yeux du chat noir, il est minuit tassé.
*Tamerlan : (Timour ou Timur Lang, « Timur le boiteux », du verbe persan langidan – boiter ) (1336-1405), était un guerrier turco-mongol du XIVe siècle, conquérant d’une grande partie de l’Asie Centrale et de l’Ouest.