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Dérisoire


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19 réponses à ce sujet

#1 Artemisia

Artemisia

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Posté 29 août 2007 - 06:56

« Je n’attends personne.

J’ai marché à petits pas dans la maison, les bras ouverts pour garder en moi le parfum de la cire et celui des vieilles étoffes.

J’ai rangé tous les objets sur la cheminée, je sais qu’ils trouveront tout cela étrange quand ils viendront, le vase de cristal auprès du chandelier de bronze, les scintillements et les reflets, puis l’ombre à pas de loup est venue tout effacer.

J’ai plié le linge et placé des sachets de lavande entre les draps brodés puis la porte de l’armoire a caché les lourds secrets inscrits dans les plis des mouchoirs.

J’ai marché dans toutes les pièces en évitant les miroirs et j’ai fermé les fenêtres, comme des paupières. Au dos de la main j’ai lissé les rideaux de mousseline. Pas un pli. Pas un cil. Avec une épingle j’ai nettoyé les rainures du parquet et j’ai tiré le tapis de haute laine à la trame usée pour que toutes les franges s’accolent au fil du temps. Ils trouveront cela étrange et personne ne pourra leur expliquer toute la beauté du monde incluse dans ces choses insignifiantes.

J’ai écouté la musique du silence et clos le couvercle du piano qui s’est plaint. J’ai remis les tableaux verticaux sur les murs et j’ai essuyé la poussière, surtout les traces sur les miroirs au tain usé. J’ai décroché les gémissants bouquets séchés qui tombaient en lambeaux de misère, et j’ai habillé de roses fraîches les vases de porcelaine, puis enflammé de glaïeuls rouges le ventre rond des cruches remplies.

J’ai balayé le sol de terre cuite jusqu’à ce qu’il luise, enlevé les miettes sur la maie. J’ai entouré le pain d’un tissu de lin blanc à sa place dans le tiroir de la table de chêne. J’ai lavé à l’eau claire le cristal des coupes et des verres. Pas une trace de lèvre gourmande. Longtemps je les ai regardés, les miroitements, les lueurs, serrés sur l’étagère entre l’ombre et l’obscur, sous la patine des choses interminablement aimées.

J’ai astiqué les casseroles de cuivre, et raccroché la grande bassine fauve de la transmutation. La brillance éteinte et mate avait captivé mon regard. Ceux qui viendront trouveront cela dérisoire. Ils auront ignoré le reflet du bois ciré des grandes armoires et la lueur des moules de cuivre, ils auront négligé la noblesse du monde. Et pourtant ils viendront et se poseront des questions sur le futile et l’important.

J’ai jeté les derniers pots de confiture entamés, les légumes tavelés et les tranches de pain rassises, j’ai fait cuire les derniers fruits pour ne pas les perdre, en des mélanges nouveaux. Les fruits et les souvenirs, le parfum de la cire, le miel et le bleu des lavandes, je ne voulais pas les perdre.
J’ai lu les dernières lettres, quelques anciennes aussi. Je n’ai pas pleuré en refermant tous les livres sur les trèfles séchés. J’ai voulu éviter les miroirs, les regards captifs m’ont fait sursauter.
Pourtant je n’ai plus peur.

J’ai mis ma belle robe et j’ai peigné mes cheveux. Je me suis allongée toute seule sur le grand lit dans ma belle robe.

Je ne sais plus s’ils ont trouvé tout cela étrange ou dérisoire. Je ne les attendais pas, en vérité, je savais simplement qu’ils finiraient bien par venir un jour.

Le verre était près de moi, le verre je l’ai bu. Et le monde a fini par passer au loin comme un orage.»


Artemisia

#2 charly java

charly java

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Posté 29 août 2007 - 07:06

« Je n'attends personne.

J'ai marché à petits pas dans la maison, les bras ouverts pour garder en moi le parfum de la cire et celui des vieilles étoffes.

J'ai rangé tous les objets sur la cheminée, je sais qu'ils trouveront tout cela étrange quand ils viendront, le vase de cristal auprès du chandelier de bronze, les scintillements et les reflets, puis l'ombre à pas de loup est venue tout effacer.

J'ai plié le linge et placé des sachets de lavande entre les draps brodés puis la porte de l'armoire a caché les lourds secrets inscrits dans les plis des mouchoirs.

J'ai marché dans toutes les pièces en évitant les miroirs et j'ai fermé les fenêtres, comme des paupières. Au dos de la main j'ai lissé les rideaux de mousseline. Pas un pli. Pas un cil. Avec une épingle j'ai nettoyé les rainures du parquet et j'ai tiré le tapis de haute laine à la trame usée pour que toutes les franges s'accolent au fil du temps. Ils trouveront cela étrange et personne ne pourra leur expliquer toute la beauté du monde incluse dans ces choses insignifiantes.

J'ai écouté la musique du silence et clos le couvercle du piano qui s'est plaint. J'ai remis les tableaux verticaux sur les murs et j'ai essuyé la poussière, surtout les traces sur les miroirs au tain usé. J'ai décroché les gémissants bouquets séchés qui tombaient en lambeaux de misère, et j'ai habillé de roses fraîches les vases de porcelaine, puis enflammé de glaïeuls rouges le ventre rond des cruches remplies.

J'ai balayé le sol de terre cuite jusqu'à ce qu'il luise, enlevé les miettes sur la maie. J'ai entouré le pain d'un tissu de lin blanc à sa place dans le tiroir de la table de chêne. J'ai lavé à l'eau claire le cristal des coupes et des verres. Pas une trace de lèvre gourmande. Longtemps je les ai regardés, les miroitements, les lueurs, serrés sur l'étagère entre l'ombre et l'obscur, sous la patine des choses interminablement aimées.

J'ai astiqué les casseroles de cuivre, et raccroché la grande bassine fauve de la transmutation. La brillance éteinte et mate avait captivé mon regard. Ceux qui viendront trouveront cela dérisoire. Ils auront ignoré le reflet du bois ciré des grandes armoires et la lueur des moules de cuivre, ils auront négligé la noblesse du monde. Et pourtant ils viendront et se poseront des questions sur le futile et l'important.

J'ai jeté les derniers pots de confiture entamés, les légumes tavelés et les tranches de pain rassises, j'ai fait cuire les derniers fruits pour ne pas les perdre, en des mélanges nouveaux. Les fruits et les souvenirs, le parfum de la cire, le miel et le bleu des lavandes, je ne voulais pas les perdre.
J'ai lu les dernières lettres, quelques anciennes aussi. Je n'ai pas pleuré en refermant tous les livres sur les trèfles séchés. J'ai voulu éviter les miroirs, les regards captifs m'ont fait sursauter.
Pourtant je n'ai plus peur.

J'ai mis ma belle robe et j'ai peigné mes cheveux. Je me suis allongée toute seule sur le grand lit dans ma belle robe.

Je ne sais plus s'ils ont trouvé tout cela étrange ou dérisoire. Je ne les attendais pas, en vérité, je savais simplement qu'ils finiraient bien par venir un jour.

Le verre était près de moi, le verre je l'ai bu. Et le monde a fini par passer au loin comme un orage.»


Artemisia


Votre texte est étrangement beau.
Au plaisir de vous lire encore...

#3 hirondelle

hirondelle

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Posté 29 août 2007 - 07:16

24 heure de la vie d'une femme...Bien écrit...
Amitiés,H.

#4 vincent boutal

vincent boutal

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Posté 29 août 2007 - 09:30

Tout celà est écrit comme un passage au rêve, etrange en effet! On sent que tout peut basculer dans la vie de cette femme, d'un moment à l'autre, ou que tout a déjà basculé (au choix...)

#5 F?lice

F?lice

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Posté 29 août 2007 - 11:22

« Je n’attends personne.

J’ai marché à petits pas dans la maison, les bras ouverts pour garder en moi le parfum de la cire et celui des vieilles étoffes.

J’ai rangé tous les objets sur la cheminée, je sais qu’ils trouveront tout cela étrange quand ils viendront, le vase de cristal auprès du chandelier de bronze, les scintillements et les reflets, puis l’ombre à pas de loup est venue tout effacer.

J’ai plié le linge et placé des sachets de lavande entre les draps brodés puis la porte de l’armoire a caché les lourds secrets inscrits dans les plis des mouchoirs.

J’ai marché dans toutes les pièces en évitant les miroirs et j’ai fermé les fenêtres, comme des paupières. Au dos de la main j’ai lissé les rideaux de mousseline. Pas un pli. Pas un cil. Avec une épingle j’ai nettoyé les rainures du parquet et j’ai tiré le tapis de haute laine à la trame usée pour que toutes les franges s’accolent au fil du temps. Ils trouveront cela étrange et personne ne pourra leur expliquer toute la beauté du monde incluse dans ces choses insignifiantes.

J’ai écouté la musique du silence et clos le couvercle du piano qui s’est plaint. J’ai remis les tableaux verticaux sur les murs et j’ai essuyé la poussière, surtout les traces sur les miroirs au tain usé. J’ai décroché les gémissants bouquets séchés qui tombaient en lambeaux de misère, et j’ai habillé de roses fraîches les vases de porcelaine, puis enflammé de glaïeuls rouges le ventre rond des cruches remplies.

J’ai balayé le sol de terre cuite jusqu’à ce qu’il luise, enlevé les miettes sur la maie. J’ai entouré le pain d’un tissu de lin blanc à sa place dans le tiroir de la table de chêne. J’ai lavé à l’eau claire le cristal des coupes et des verres. Pas une trace de lèvre gourmande. Longtemps je les ai regardés, les miroitements, les lueurs, serrés sur l’étagère entre l’ombre et l’obscur, sous la patine des choses interminablement aimées.

J’ai astiqué les casseroles de cuivre, et raccroché la grande bassine fauve de la transmutation. La brillance éteinte et mate avait captivé mon regard. Ceux qui viendront trouveront cela dérisoire. Ils auront ignoré le reflet du bois ciré des grandes armoires et la lueur des moules de cuivre, ils auront négligé la noblesse du monde. Et pourtant ils viendront et se poseront des questions sur le futile et l’important.

J’ai jeté les derniers pots de confiture entamés, les légumes tavelés et les tranches de pain rassises, j’ai fait cuire les derniers fruits pour ne pas les perdre, en des mélanges nouveaux. Les fruits et les souvenirs, le parfum de la cire, le miel et le bleu des lavandes, je ne voulais pas les perdre.
J’ai lu les dernières lettres, quelques anciennes aussi. Je n’ai pas pleuré en refermant tous les livres sur les trèfles séchés. J’ai voulu éviter les miroirs, les regards captifs m’ont fait sursauter.
Pourtant je n’ai plus peur.

J’ai mis ma belle robe et j’ai peigné mes cheveux. Je me suis allongée toute seule sur le grand lit dans ma belle robe.

Je ne sais plus s’ils ont trouvé tout cela étrange ou dérisoire. Je ne les attendais pas, en vérité, je savais simplement qu’ils finiraient bien par venir un jour.

Le verre était près de moi, le verre je l’ai bu. Et le monde a fini par passer au loin comme un orage.»
Artemisia


Dans la culture religieuse d'où je viens, c'est quand un être meurt, qu'on retourne les miroirs. C'est un rite. J'ai pensé à ça.

Bel extrait, Jolie Fleur.

Jaguar.

#6 Lé Clone

Lé Clone

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Posté 30 août 2007 - 07:15

C’est la somme des dérisoires qui donne l’importance. Ici, des objets, des gestes, diverses traces, des jeux de lumières, un style entre bois et cire. Petit à petit, on investit la maison, on y regarde l’alentour - avec l’hôtesse -, puis on en ressort comme par politesse afin de ne pas déranger davantage, porteur d’un certain silence, et propreté sur nous.



#7 Invité_Charlie_*

Invité_Charlie_*
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Posté 30 août 2007 - 10:06

Ton écriture en appelle à tous les sens.

Au détour de tes histoires,
je me surprends à sentir, toucher, voir.
Je suis là sur ma chaise mais ailleurs déjà...

Un parfum désuet mais si délicieux!

#8 Artemisia

Artemisia

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Posté 30 août 2007 - 10:36

Merci les gens, de vous êtres attardés par ici, et surtout d'avoir laissé un mot qui, chaque fois, me renseigne sur l'effet de mon texte.

Charly Java, merci du compliment: j'aime l'étrange.

Hirondelle, c'est gentil d'avoir laissé une trace de ta lecture.
Oui, 24 heures de la vie d'une femme, mais pas n'importe lesquelles.

Vincent, ton commentaire sensible m'est bien agréable, parce que c'est un extrait d'un texte plus long et c'est cela: un basculement...

Fée, oui. Voilà. Pan dans le mille. Les miroirs que l'on retourne, ou que l'on cache sous un tissu noir. parfois aussi on éteint les chandelles... Ton com me touche parce que j'avais peur de ne pas être assez "explicite", surtout sortie du contexte...

Lé Clone, merci d'être passé si doucement sans rien déranger, et d'avoir laissé cette trace dans le silence entre les choses immobiles.

Charlie, oui, les sens, c'est le plaisir de la vie, hein ?
Tu as trouvé le bon mot. J'aime bien cultiver le "désuet", parce que cela a quelque chose d'éternel, de stable, en ces temps où tout va tellement vite. Et justement, le dérisoire ou le désuet, cela permet par certains côtés de résister à tout ce que le monde moderne a d'oppressant, tellement on est obligé d'être tout le temps au top.


:)
Artemisia

#9 hirondelle

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Posté 30 août 2007 - 03:00

Je veux dire une femme parmi les milliers des femmes, mais qui joue un rôle exceptionnel dans cette foule peut être...
Amitiés,H.

#10 Artemisia

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Posté 30 août 2007 - 04:13

Je vais te répondre peut-être une banalité, mais tant pis: toutes les femmes sont exceptionnelles, chacune ayant sa vie à elle.
D'accord, il peut y en avoir de plus exceptionnelles que d'autres. Celle-ci l'est forcément puisque je l'ai choisie comme héroïne. :lol: LOL.
On en connaît toutes des exceptionnelles, n'est ce pas ?

Artemisia

#11 Lé Clone

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Posté 30 août 2007 - 04:21

Artemisia, on comprend très vite qu'il y a mort mais tu le dis avec tant de délicatesse et de repos que l'on repart discrètement sans vouloir déranger.

#12 hirondelle

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Posté 30 août 2007 - 04:25

Je vais te répondre peut-être une banalité, mais tant pis: toutes les femmes sont exceptionnelles, chacune ayant sa vie à elle.
D'accord, il peut y en avoir de plus exceptionnelles que d'autres. Celle-ci l'est forcément puisque je l'ai choisie comme héroïne. :lol: LOL.
On en connaît toutes des exceptionnelles, n'est ce pas ?

Artemisia

Toutes les gens sont exceptionnels...J`ai voulu dire une autre chose...

#13 Artemisia

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Posté 30 août 2007 - 06:50

Toutes les gens sont exceptionnels...J`ai voulu dire une autre chose...

je plaisantais, Hirondelle. B)

Artemisia, on comprend très vite qu'il y a mort mais tu le dis avec tant de délicatesse et de repos que l'on repart discrètement sans vouloir déranger.

Merci.Mais reste un petit peu quand même...Artemisia

#14 Pritos

Pritos

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Posté 31 août 2007 - 10:41

L'écriture de ce texte est -paradoxe- à l'opposé du dérisoire. Mais avec le recul, la vie semble elle-même tissée d'un dérisoire de surface, pourtant envoûtant par sa magnificence.
J'aime particulièrement l'image du verre à portée de main, bu. Sa proximité avec celle de l'orage confine au surréalisme.
Très beau texte, Artemisia, qui touche et résonne en profondeur.

Bise.

#15 bayard

bayard

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Posté 13 novembre 2007 - 02:49

j'envoie juste un petit soutient, "dérisoire" lui aussi ; sans commentaire (il y en a déja tellement !)

#16 Artemisia

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Posté 14 novembre 2007 - 07:21

Oh merci, je suis touchée.

#17 bayard

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Posté 14 novembre 2007 - 07:28

je crois que ça me rapelle surtout l'écriture blanche, comme celle de l'Etranger

#18 Artemisia

Artemisia

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Posté 14 novembre 2007 - 08:27

Une telle comparaison est très flatteuse ! là je rougis.

L'écriture blanche ? Peux-tu m'en dire plus ?

#19 bayard

bayard

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Posté 14 novembre 2007 - 08:31

L'écriture blanche ? Peux-tu m'en dire plus ?


c'est une écriture où le personnage semble spectateur de lui même, de ce qu'il fait

#20 Artemisia

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Posté 15 novembre 2007 - 09:12

ah oui, merci pour la précision.
c'est tout à fait juste, merci pour ton intérêt,

Artemisia