"Il n'y a plus que la Patagonie, ...... la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud
Je suis en route" Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien).
Je suis en route" Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien).
Depuis notre lanière de terre du Chili, nous étions hantés, aspirés par ces immensités au-delà de la Cordillère.
Un jour, nous sommes partis vers l'ouest, en direction des hautes vallées des Andes,
de lac en lac et d'îles en îles , au creux de forêts dignes des matins du monde,
aucun chemin en continu n'ayant été ouvert dans ces lieux où régnent des eaux couleur jade.
Le soir, nous péchions dans des rivières sauvages quelques saumons ,
victimes sacrificielles tout étonnées de se sentir hissées dans les airs
par une force inconnue au-dessus de ces eaux inviolées depuis la nuit des temps.
Nous sommes passés sous le Tronador respecté et craint par les Indiens mapuches,
comme tous les volcans qui font entendre la parole des Dieux douce ou cruelle aux hommes,
eux qui ne foulaient ces territoires sacrés que pour y récolter, en automne,
les fruits de l'araucaria, leur arbre à pain d'avant les conquistadors et l'arrivée du froment.
Nous étions maintenant jetés au bord des grandes plaines argentines,
et nous nous élancions vers le sud sur l'unique piste, tracée au cordeau sur des centaines de kms,
jusqu'à ce point prescrit par le cartographe amoureux des longitudes et des latitudes
où notre route changeait brusquement de direction et où nous passions du méridien au parallèle
pour naviguer plein est, à travers cette Patagonie mythique qui a les dimensions des plus grands déserts
mais n'a jamais eu d'oasis ni de routes de l'or, de la soie, de l'ivoire ou des esclaves, ni de cités anciennes
comme Tombouctou, Petra, , Ouadane ou Chinguetti, . Bam ou Khiva, Boukhara ou Samarcande.
Nous avions ramassé deux Argentins naufragés, qui attendaient debout au bord de la route, une valise à la main,
auprès de leur voiture à demi calcinée et qu'ils abandonneraient là, faute de réparateur à moins de cent km,
en même temps que leur rêve d'aventure : voir Ushuaia et la Terre de feu, le Cap Horn et les quarantièmes rugissants,
atteindre l'extrême limite de leur pays qui marque aussi la fin d'un continent et même une ancienne frontière de l'humanité.
Nous accompagnerons ces deux âmes errantes dans leur descente aux enfers, tels Orphée et Eurydice,
et leur regard désenchanté imprègnera notre traversée de la Patagonie d'un doux et vénéneux parfum de mélancolie
et de cette "immense tristesse" qui est dans le paysage mais aussi dans les âmes, comme l'éprouvait Blaise Cendrars.
"Il n'y a plus que la Patagonie , la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse, ... "
Nous ne croiserons pas un seul véhicule au cours de cette traversée des steppes solitaires,
une piste que nous ne partageons qu'avec quelques troupes de perdrix couronnées
et des lièvres de Patagonie de la taille d'un lévrier, alors que les guanacos nous observent du haut d'un monticule
et que les ñandus , petites soeurs de l'autruche africaine, s'enfuient apeurés, désemparés, en tous sens.
Sur les immenses domaines appartenant à la Couronne d'Angleterre nous ne verrons pas un seul gaucho.
Moins encore d'indiens, les Onas ayant été dépossédés de leur terrains de chasse et exterminés vers la fin du XIXème,
leurs oreilles et leurs testicules ayant été mis à prix par les éleveurs anglais ( 1£ et 2£ respectivement )
relayés par la loi argentine "de la conquête du désert" appliquée par les militaires en 1879.
Les survivants se réfugieront sur l'autre versant des Andes, comme cette tribu du cacique Huaiquifil,
encore maître des hautes vallées et dont la femme conservait les traits germaniques de sa mère
enlevée lors d'un malón - d'une razzia - chez les colons allemands installés dans la plaine de Valdivia.
Un point sur la carte et un nom - Quatroquilo, Colalacho ou Cona Niyeo? - étaient comme une terre promise :
une présence humaine, une ville peut-être, en tout cas l'assurance d' un bain , d'un vrai repas et d' un toit.
Nos Argentins reprenaient espoir, eux les Porteños ou bonarenses
qui ne reconnaissaient pas leur pays dans ces territoires vides et sauvages.
Mais nous n'étions que des Don Quichotte en proie à des visions sur ces terres cent fois plus déshéritées que la Mancha
et, à ce croisement de deux routes, nous n'avons trouvé qu'une misérable venta
où venaient s'enivrer le dimanche qques gauchos en déshérence .
On nous a servi dans des assiettes douteuses une famélique escalope d'une mauvaise viande
qu'on avait sans doute boucanée pour la conserver jusqu'à l'arrivée de clients improbables ,
humiliation suprême pour nos argentins qui prétendaient avoir la meilleure viande du monde! :
ils nous donnaient rendez-vous à Buenos Aires pour effacer cet affront.
Au bout de notre course de plus d'un millier de kms, nous atteignons enfin le chemin de fer
qui court tout au long de la côte atlantique et nous embarquons dans le 1er train nos deux malheureux compagnons de route
tout à la joie de retrouver bientôt leur grande ville, ses lumières et surtout ses asados ( qu'on partagerait bientôt avec eux ).
"Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues." (Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien).
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues." (Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien).
Après l'aridité des steppes fouettées par les vents, la Peninsula Valdés, ses eaux profondes et sa faune innombrable - une autre Argentine, grouillante de vie - nous attendait.
Après le vide le plein, après le sec l'humide, après le lointain le proche, , après l'inhumain le vivant,
après l'intangible et l'immobile, le mouvant et les battements de la mer, après la mort la vie.
La Patagonie aura été et restera pour nous l'expérience forte d'une traversée du désert.
Plus encore que l'Atacama, à des milliers de kms de là, dont c'est la nature même, la vocation, la règle et qui, de ce fait, ne surprend pas,
où tout signe de vie - plante, fleurs, insecte, oiseau - surgit comme une manifestation, une épiphanie , alors qu'en Patagonie, on n'a que des signes en creux, en négatif, une preuve de vie animale faisant ressortir l'absence de vie aux alentours, le chemin tracé ne démontrant que le défaut de chemins jusqu'à l'horizon, aux quatre points cardinaux. le vent et le soleil faisant sentir douloureusement l'absence de tout arbre que l'un pourrait incliner et l'autre pourvoir d'une ombre, la présence d'une venta à la croisée des chemins soulignant l'absence de toute trace humaine ailleurs.
Dans Patagonie, il y a agonie.