Cela (se) passe dans la langue.
Que cela (sâ) y passe à ce point :
lâirréductible, non spécifiquement du féminin, non spécifiquement dâun être femmemais de ce qui dâêtre femme sâéprouve en acte - ses effets agissants - rigoureusementidentifié (converti ?) en acte de langue :
sexuant les neutres jâobtiens quâelle acte, actrice totale en toute circonstance
Lâécriture sâénonçant (sâannonçant) ainsi refondée, dès les premiers motsdu premier poème :
sur le modèle de redire, réécrire
repris plus loin par lâoxymore : lavieille règle neuve, référence explicite à Vaugelas oui-jà , que réitère, trouvailleque le hasard apporte à qui sait le provoquer, le nom comme à dessein féminiséde cet autre grammairien, Bescherelle. Identification inverse (contre-métaphore) portant lâaccent surle lieu précis de la langue où sciemment, délibérément, par entreprise de féminisationgénéralisée, se cherche, se trouve auvers insécure.
Quâil y ait à cette prise de risque, dans la traque comme dans la mise en acte,rigueur et intransigeance. Une sorte de sévérité grammaturgique empruntant son registreà la dureté : elle sacrifie la belle résonnance en or/ les morts à sa grammaire, ou :au féminin durement écrit .
Par cette grammaturgie du féminin dont elle accentuele matériau, Sophie Loizeau met à distance ce quâil pourrait y avoir decliché dans le chiasme corps de la langue et langue du corps, ne cesse dâenjouer cependant, enjeu de grammaire où se déplace lâérotique :
impersonnelle elle ne perdpas son sex-appeal
Déplacement plus que déprise (sans jamaisme déprendre des hommes), que traduit le magnifique et étonnant : diane rétractée dans son squelette, condensationoù nous entendons un écho très singulier de cette citation de Luther faite par PascalQuignard dans Les paradisiaques : « Àlâintérieur de notre âme le verbe est involué dans les lettres comme le cerneaude noix dans la coquille, et la vie dans la chair ».
Rétractée : câest dire intériorisée comme involuée. Du mot vulva, volva, rappelle Pascal Quignard, avecqui Sophie Loizeau sâest entretenue en 2008, et dont elle apparie la joie dâabîme à son propre don dâinstase, à la toute fin du recueil.
Squelette : câest dire épure, osqui nous tient, son préfixe en diane diane signifiant grosso modo le fer de la flèche,la pointe, le petit bout dur. Il arme nâimporte quel verbe
Signifiant aussi par ce registre de lâos (entre autre polysémie) la place duprésent recueil dans la trilogie vouée au Mythe de Diane, dont La femme lit (paru en 2009) et Le roman de Diane (à paraître) - Caudal (â¦) les dernières vertèbres lâappendice du Mythe -, Sophie Loizeau mènede poème en poème, avec une obstination véritablement poïétique, un travailréflexif quâelle situe clairement du côté de la recherche et de lâexpérimentation:
mes livres, mon brevet dâinventionlorsquâen chercheuse. lâeffet sur la langue surprenant du féminin, le fruitdâexpériences
Avec lâinventivité formelle qui la caractérise câest par une autre de ses condensationsvirtuoses quâelle met en langue cette réflexivité :
je se relie fléchie personnelle
Tandis quâailleurs, lectrice dâelle-même, elle la problématise pour nousqui la lisons :
comment construit-elle sa singularité grammaticale comment face à une normemâle de la langue/ la langue la baigne
Le bain de diane, celui de la femmede La femme lit, ses propriétés si intensément sexuées, se poursuit dâenfoncer dans la langue .
Le plus interne de lâinterne diraitPascal Quignard. Une complexité, une complexification de ce qui en tel superlatif,depuis son étymologie utérine, progresse, sâaccentue et se nuance delâassomption du maternel : la languela baigne, elle baigne ma fille.
Jouant dâun accolement des pronoms personnels et possessifs, ta moi à toi, qui perturbe la personneet la possession, la maternité, effet de réel du féminin â mère/grammaire â arrive à lâécrit.
Sâassumant comme tel , le poème de la maternité, poème dans le poème, au fil deses apparitions/réapparitions tenues et mesurées, insuffle à lâécrit du recueilune précision à la fois concrète et elliptique, impersonnelle et subjective.
Depuis le baiser aux fontanelles sur lepoint de se souder en passant parcomestible nin-nin, autour du museau lâintime odeur briochée / que je respire /ma bouche à sa naissance, ou elle ales yeux salés par la mer, je les la lèche, les notation des plusconcrètes, surgissent, fulgurantes de justesse et touchantes pour qui a faitlâexpérience, et en garde la sensation aux lèvres, de la fusion charnelle mère/ enfant.
Expérience de la fusion dâemblée rompue par lâexpérience de la séparation (la fin de lâidylle), lâune et lâautre sâintensifiantde la connaissance de lâune par lâautre, dont un détail encore, concret autantquâelliptique, vient rendre compte : lapince de Barr que jâai dâelle ni le bracelet de naissance /perdu (â¦)/ la perteest pour moi.
Mais rien de ce quâon éprouve ne se sépare de ce quâon nomme. Rien de ce quiest éprouvé ne se prouve indemne de la langue qui le nomme. Ce dont le poème dela maternité est le paradigme, nouant de façon inextricable en même temps quâilinterroge leur réciprocité, le lien entre les trois avatars de lâexpérience deséparation : naissance, sexuation, écriture, et la manière dont cela joue,est joué, grammairement etexistentiellement dans et par la langue.
Jeu de langue encore et toujours, et jusquâau plus littéral tel que SophieLoizeau le met exemplairement en acte dans le poème précédemment cité dont nousreprenons et poursuivons la citation :
(â¦) je les la lèche â je le faislâécriture le fait, lécher Nina aux yeux pour adoucir le sel / : perd saneutralité si jâaggrave : je la fais,lâécriture la fait, lécher
Lâécriture, que les ruptures brusquent, sefait en cette brusquerie syntaxique autant que sémantique tressage serré, chaquebrin en alternance venant jouer sans concession mais non sans douleur son rôleimpitoyable de « tiers séparateur »,
lâenfant fille :
elle passe entre le livre et moi, sesinterférences féroces
la mère :
quelle défense de ma moi contrelâempiètement/ petite ma moi, petite self/ réactive à toute faille dans la constante
lâécriture, qui aggrave en mêmetemps quâelle lèche pour adouci etréparer :
à lâécriture le rôle du tiers séparateurpour notre couple.
Avec ce que cela comporte de bénéfice. Bien loin dâêtre le paradigme dâun refermementdu et sur le féminin où le rance système,androcentrique lâavait confiné, le poème de la maternité selon SophieLoizeau en est lâouverture et lâaudace. La violence de la fin de lâidylle dont elle écrit quâelle la rejette dans le temps lâaffranchitde tout surplomb aliénant :
jâinterroge tous les liens
Cette mise en question dont nous avons vu les manifestations linguistiques seveut sans limite, aux dimensions dâun élargissement véritablementgéographique :
-je-même sous au ciel élargie à lâentier dumonde
Les toponymes abondent, notant les lieux des plus intimement familiers auxplus étrangement lointains, nordiques souvent, balkaniques, africains ouorientaux, en références à dâautres modèles de civilisations (les femmesmossos), dâautres littératures, nous incitant à découvrir une parentélittéraire (Herbjorg Wassmo, Yoko Ogawa) ou interrègne, animale (ses dehors de renarde quelque part leglapissement du kitsune* ou les autreszoo-femmes) et végétale (génitalitédes arbres à chatons et à glands/ jâai encore mûri mes orgasmes/ depuis Ninaou bien jâenfonce dans le parenchyme desfeuilles, à nu sans cocon ), agrégeant également aux sites femelles de lâécriture le vocabulaire de la dyslexie commecelui des sciences et techniques.
Ainsi les implications de ce recueil si dense, si maîtrisé, cascadent-ellesen abyme. Câest dans cette amplitude interne quâil faut entendrele vers qui ensynthétise lâentreprise et sa réussite: enelle il soluble.
[Françoise Clédat]
Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, sans pagination, 12â¬
Un extrait dans lâanthologie permanente dePoezibao
* le kitsune, animal polymorphe du folklore japonais souvent perçu commefemme-renarde, donc féminin, et doté de pouvoirs magiques dont celui dâignitionpar frottement réciproque de sa queue et de la queue dâautres kitsunes.
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