Philippe Leuckx est né en 1955 à Havay et vit dans le Hainaut belge. Il est l'auteur d'une trentaine de livres et plaquettes de poésie et de plusieurs monographies. Mais il est également critique et collabore à ce titre régulièrement à de nombreuses revues et plusieurs blogs.Désormais, revue Texture est heureuse d'accueille également ses notes de lecture.
Jean Miniac (1960), poète, traducteur, latiniste, propose aux Éditions fondencre, dans leur collection « Écrits sur l'art », le journal intime et imaginaire de Bach. Sans doute le poète intimiste de « Histoire de nous » et de « Le Jour » était-il le mieux placé pour restituer avec talent les derniers mois de la vie de l'illustre compositeur. Le poète d'aujourd'hui fait parler l'artiste d'hier, dans une langue concrète, autant attentive à la quotidienneté qu'aux circonstances de composition. La gourmandise de Jean-Sébastien relaie la boulimie artistique, cette irruption incessante de la musique dans sa vie. En pur réaliste, Miniac prête à Bach cette force tranquille, cette sérénité d'un homme apte à découvrir dans le flux de la vie les terreaux de sa création, à la fois dans l'assaut des émotions et à l'Åuvre des sentiments filiaux, amoureux et religieux. Dans ce journal deviennent essentiels ferments ces références au divin, celles au travail quotidien de composition, entre la pipe qu'il sait fâcheuse pour sa santé et la stricte observance du monde qui coule.
Tout l'art est de recréer, avec des mots, un style, l'univers d'alors : Leipzig, les chambres et salles de composition, les élèves, les deux femmes aimées, dont Bach parle admirablement, le fils perdu, les proches, le rejet des pouvoirs et les aléas liés à la quête des charges. L'élégance des phrases, le coulé des séquences, la fluidité de l'ensemble offrent à ce récit la charge suffisante d'émotion et de culture vraie. Bach est là, très proche, dans cette attention intime et universelle au monde qui le borde, comme si nous partagions sa chambre, sa rue, son monde. Miniac sait, et l'on sent l'organiste qu'il est, évoquer avec infiniment de précision et d'art la musique, majeure, d'un génie qui la subodore dans chaque parcelle de réel, qui la joue, aux bords de l'exigence et de la beauté. Nombre de séquences nous immiscent dans son cÅur pensant, tant la raison musicale et la perception affective du monde jouent de concert chez lui pour nous donner toutes les formes : psaumes, cantiques, messes, passacailles et autres fugues. La vérité d'un artiste est dans cette langue précise, sans afféterie, sans mièvrerie, qui relate et affine une vision. Des épisodes appellent par leur inventivité de plus longs développements : cette souris qui inspire l'organiste au travail par sa présence ; la rencontre avec Anna Magdalena, la seconde épouse ; les liens familiaux, resserrés autour de la perte de l'un de ses fils ou autour d'une lettre d'encouragement à un neveuâ¦
Le livre de Miniac, pour apocryphe, n'en reste pas moins une porte d'entrée essentielle pour décoder un univers. Un beau livre admiratif et prenant.
Le livre « Desperados » inaugure, à l'Arbre à paroles, la nouvelle collection « if », que dirige Antoine Wauters, en même temps qu'un autre très beau recueil, celui de la Roumaine Doina Ioanid ( « Rythmes pour apprivoiser la hérissonne » dont j'ai évoqué l'intérêt dans revue texture voir ci-dessous).
L'auteur de « Ciseaux carrés » consacre ici tout un livre aux « poèmes pour la peau », sous-titre assez indicatif d'une Åuvre axée sur le rapport physique amoureux, le temps d'une saison d'ébats, de rétentions, de rejets, de regrets.
Sous la bannière de l'oulipo et de ses littératures à contraintes (style Perec, Queneau et autres Jouet), le poète liégeois s'est obligé à ne pas utiliser, tout au long de ses 84 pages, une de nos voyelles (voyez-y l'étonnement digne d'un Rimbaud) pour sans doute se confronter à bien d'autres contraintes contrariantes et contrariées : l'amour s'y décline avec obstination, certes, avec moult difficultés.L'objet du désir, obscur jeune homme dégotté dans un café du « Carré », occupe l'essentiel de ces pages où la joute des pronoms personnels et celle des cÅurs/corps libres, offerts, cerne au plus près la peau sous l'effet, sous l'éclat, sous la loi des désirs.
L'impudeur règne ici en maîtresse des pulsions et la franchise du poète n'a rien à se reprocher dans les lentes et précises descriptions des corps gays qui s'offrent en matière d'observation des lecteurs. Mais il y a plus que cette entomologie sexuelle de base, il y a, chez Logist, une amertume, qui n'est pas éloignée de celle du Romain Penna, une nostalgie adulescente (que j'avais déjà pointée dans l'un des ouvrages précédents).
Des accès de prosaïsme, des pointes hyperréalistes, des accents poignants émaillent ces longs poèmes désarticulés en tout petits vers : l'écriture exploite les à-coups blessants d'un jeune danseur qui ne répond plus aux attentes, et le poème reste là, versé dans sa plainte malheureuse, comme un enfant perdu.
Cette écriture, portée par une tension - celle des jours, des bus qu'on prend à toute allure, des guignes des bars et autres saunas saumâtres - de tous les instants, inscrit ce livre très cru dans la poignée d'ouvrages aptes à renouveler l'analyse du rapport amoureux.« Pendant que je m'acharne à embrasser sa bouche » pourrait être le blason de cette quête de chair accompagnée d'une violence à soi, et, parfois, la poésie triste affleure, le temps d'une image, comme « mes poèmes sont morts » ou « je n'ose pas un mot sur ces échanges-là".
Logist déclare sa conversion passagère, avec l'autorité nouvelle de quelqu'un qui a franchi un cap, en est revenu, tout assourdi des coups qu'il a pu prendre ou donner, en dépit quasi de lui-même.
Une fille (une femme, fille ou petite-filleâ¦) s'adresse à ces voix qui hantent la mémoire. Toute maison, toute demeure (en soi) est hantée. Que de voix n'ont-elles pas franchi les murs ! Que de fois n'avons-nous pas senti venir quelque voix des fonds, « des caves de la mémoire » comme le disait Pessoa dans « Le livre de l'intranquillité » !
Corinne Hoex, dans ce dixième recueil, poursuit sa quête des blessures de l'enfance. Le « rouge » de la souffrance émerge çà et là, dans le tissu de poèmes brefs, six ou sept vers pour dire l'impact (comme on le dit de balles !) de ces voix féminines « gaveuses » qui l'enjoignaient à « se secouer ».
Six parties structurent ce beau livre hanté. Les titres rappellent « la veilleuse » de la mémoire. Les « racines nouées » en soi, de toutes celles qui nous ont porté(s). Avec leur force, leur orgueil, leur conviction.
Une langue qui resserre le cou, qui engonce le lecteur dans un puits de plâtras, de ruine. Mais langue sûre ! Dans « Farces et attrapes », les sizains cisaillent la réalité. On est « sans air », « sans oxygène », « dans le trou ». Dans le caveau des morts. Où les mots frôlent les murs et l'on en perçoit les voix, les plaintes, les souffles. Sous l'égide d'un beau vers de Rilke, Hoex sait que le travail de mémoire vive (comme la chaux) est une Åuvre de sape, de saccage.
« Jusqu'où faut-il creuser ? » semble nous dire, au fond du trou, celle d'aujourd'hui qui, au plus nu, au plus vrai, creuse, fore loin. Oui, oui, « ce sont elles en robes de voyage » comme nous l'assure l'auteur à l'entame de son livre car nous sommes tous « à l'origine de la faille ».
La poétesse roumaine, née en 1968, propose ici un cinquième recueil, petites proses inquiètes et graves, comme fouines dans la nuit désolée. Une science exacte de la solitude et de la mélancolie ordonne ces textes qui poussent l'attente vaine jusqu'au statut de la souffrance :
« elle m'habite comme un chien empoisonné et sans secours »
Poésie nue, terriblement physique que ces chairs , ces « soleils effrayés », poèmes d'os « pour que le vent les traverse et les fasse chanter ? ».
Il y a ici registre de soi et d'un monde en lambeaux : « la solitude avec sa bave de bouledogue », les passants ne sont que des « mannequins oubliés sur les bancs ».
L'exilée volontaire voit Paris d'un Åil cinglant et revoit ses lieux d'enfance, sans aménité non plus : elle s'y décrit « empaquetée dans le noir de fumée » ou « loge dans un sommeil avec des mites »â¦Les nombreux questionnements et les constats à l'acidité de glace donnent à cette littérature essentielle un poids d'existence et d'effroi : que ne faut-il déloger du réel â poisseux, rampant â pour trouver à soi quelque nécessité ! Doina Ioanid porte loin ses blessures, jusqu'à en rendre le catalogue universel, dans cette lente mastication â en vers étonnants â d'un monde cruel, qui peut nous sembler irréel tant elle a l'art de décrire les odeurs, les corps « disloqués », dans une vision hallucinante de vérité.
Tard la nuit, lorsque les panneaux-réclame brillent plus fort et que le monde semble confit dans le bidon au saindoux. »
Le beau livre est traduit et préfacé par Jan H. Mysjkin.
D'une fenêtre, quel beau surplomb sur la ville, ses rumeurs, ses clameurs, ses badauds, ses points de fuite, quelle manière ainsi de piéger la vie pour qu'elle rende un peu de sa vibration, de ses saisons, de la vie, tout court.
Le projet se dessine : regarder ne serait-ce pas la meilleure des écritures, puisqu'à forcer ainsi la réalité, elle finira bien par se retrouver dans les mots, dans ces notations de palpitante certitude sous les yeux du poète ?
Le regard qui prend bonne mesure, toute une longue année, d'un solstice d'été à l'autre, de ce monde qui bouge sous nos fenêtres, les figures et les objets, les filles, les enfants « qui pleure(nt) », le temps, ah ! oui, la grande affaire, ce temps qui fait se dépêcher le monde, « le ciel obscur », « le soleil (qui) fait bavarder les gens ».Ces brèves de l'appui de fenêtre ont un charme fou, évocateur des mille et une facettes dérisoires ou denses de la vie, et le poète a le sens des formules brèves, la dextérité de la langue pour dire parfois l'insignifiance porteuse des mondes :
Rien de moins neuf que le temps
â¦
Des lampes cognent les murs.
Le ciel d'automne est bleu comme un ange attrapé.
L'hyperréalisme des descriptions parfois confère à l'ensemble une épaisseur, celle de nos vies, celle du temps qui glisse sous les fenêtres, celles des immeubles que l'on habite, avec le regard pour en garder traces. Le livre d'un réel fugace, restitué par petites touches légères, impressionnistes.
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