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Lettre à Martine Broda


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Posté 30 avril 2013 - 08:48

par Esther Tellermann

13 janvier 2013

Ma chère Martine,

Quâaujourdâhui te soit rendu hommage, toi que jâai perdue, qui a accompagné de ton amitié ma vie. Lâamitié comme lâamour prend parfois des formes paradoxales il est vrai,plus encore chez les êtres que le destin soumet à la Passion. Ton désir fut que cette passion accompagnât ta  vie et la consume. Mais nâest-elle pas aussi ce qui fit Åuvre, création ?

Cette Passion, ton écriture, ton poème en sa lyrique amoureuse, tes essais, en leur intelligence savaient en prendre la mesure dans la distanciation.

Ainsi ton Amour du nom, ta lecture de la joy de lâamour courtois surent en dire la face mortelle, de Pétrarque à Dante. Mais tu ne renonças jamais à en faire lâexpérience, livrée en tes recueils de Tout ange est terrible à Poèmes dâété, parmi ces éblouissements nécessaires au jaillissement de toute haute poésie.

Nous fûmes plusieurs à être témoins de la fulgurance de ton premier ensemble poétique Route à trois voix, publié en 1976 dans les Cahiers du nouveau commerce, de son incandescence indiquant la brûlure dâoù il surgit. Nous découvrîmes avec toi « la matière céleste » quâest le poème et que tu ne cessas de vouloir pétrir, le « passage » que fut pour toi lâexpérience du traduire vers Paul Celan, Nelly Sachs, T.S Eliotâ¦Passage qui anima tes échanges avec tes contemporains, poètes et intellectuels, tendu sans cesse vers « lâélu » du texte et du cÅur.

Ce passage, cette main tendue à lâAutre , « main de Personne » nâa pas empêché que tu mêles jusquâà ton dernier souffle saisons en enfer et Beauté atteinte dans lâextase. Peut-être avais-tu voulu reprendre le «  sévère exercice mental » quâexige lâamour courtois, le renoncement à lâobjet dâamour pour le mieux rencontrer dans la langue même, le faire amour de la langue.

Peut-être lâAnge terrible rilkéen nâaura cesser dâexercer sur toi sa fascination au point dâen chercher dans le poème lâinlassable épiphanie ?

Une femme poète ne peut-elle écrire que dâun « excès dââme » ? Nâappelle-t-elle en sa prosodie que le « grand jour » ? Excès dâamour, de jouissance, pour qui veut brûler dâun amour mystique, au-delà des lois du sexe et de la mort. Pas seulement chère Martine, toi qui reconnus ta filiation, sus reprendre la leçon dâOssip Mandelstam et de Paul Celan pour offrir « une rose à personne », prendre le risque singulier quâest le poème dâoffrir au juif exil et demeure au sein de la langue quâil choisit. Caillou mémorial que les juifs déposent sur la tombe, ton poème restera aussi « lettre dâamour »  adressé à lâAutre inconnu et multiple.

Cet Autre fut sans doute aussi ta mère Hélène Broda arrêté en 1944 avec sa sÅur Juliette, Hélène qui connut Max Jacob à Drancy, qui revint elle de Birkenau et Bergen Belsen.

Il fut électivement Paul Antschel dont les parents ne revinrent pas du camp roumain où ils furent déportés. De lui tu sus traduire la célébration de lâabsence et de la langue capable de la fomenter et de la subsumer. Langue du bourreau et du poème faisant du mot un « shibolleth », mot de passe, jeu de lettres qui en leur dimension éthique comme chez Benjamin sont passage, transmission, filiation.

Éthique donc que ton Åuvre Martine, dâessayiste, de traductrice, de poète, éthique de qui voulut confondre vie et poésie tant le poème fut soutien, barrage à lâengloutissement induit par un nom que lâHistoire a dissout (« jâai beau écrire mon nom/ il me fait toujours aussi mal »).

Ce nom, Martine, il te fallut lui redonner consistance, le reconstruire dans dâautres noms, le nouer à celui de lâAutre : Clorinde, Penthésilée, Hélène, Lilith, Hécate, Isis, Orphée, au croisement du mythe et du réel, lâautre, humblement dans les derniers poèmes morts et vivants, amis, passants : André du B., Antoine B., Charles R., Françoise P., Danièle B., Mariana S., Esther T., Werner Sz, toujours Rilke, Celan enfin, le passant pour qui devenir Louiseâ¦

« Le poème, dit Paul Celan dans le Discours de Brême, en tant quâil est oui, une forme dâapparition de langage, et par là dâessence dialogique, le poème peut être une bouteille jetée à la mer, abandonnée à lâespoir certes, souvent fragile quâelle pourra un jour quelque part être recueillie sur une page, sur la plage du coeur peut-être » .

Il fut pour toi Martine pleinement expérience de lâaltérité, fulgurance dâune même voix de tes premiers textes jusquâà  Poèmes dâété  en ses Éblouissements .

Je me rappelle chère Martine, dans le fracas théorique de nos années de jeunesse, comme tu tâopposas à ces  remises en question du « sujet  lyrique », comme tu ne cessas dâaffirmer ce « Toi » au principe du surgissement poétique, quand bien même je sentais quâà vouloir approcher sa plénitude, il en perdait son incarnation mais devenait épiphanie, poème en sa transsubstantiation.

Plus tard, tes poèmes en leur dernière manière « racontent » la fiction de tes étés, tes solitudes, la présence encore dâHélène Helena, et la lettre encore adressée aux plus humbles, ceux qui savent recueillir â¦

Je relis aujourdâhui « à Esther T. »â¦ Oui nous parlions tant ma sÅur dâamour, de « lâinhumain »â¦

Nous parlions puis soudain gardions « la foi dâune aurore ». Toi, toujours du côté du « grand chant », moi inquiète du « prix/de la beauté »â¦.

Oui ma sÅur « de tous ces meurtres nous ne guérirons pas/à moins que », chère Martine «  tuée au lieu de la langue/crucifié(e)sur le lieu littéral »

oui ma sÅur,

« la lettre/mais elle tue/ parfois///à moins que »

â¦

 

 

 

Bibliographie :

  • Grand Jour, éd. Belin, Paris, 1994
  • Poèmes dâété, éd.Flammarion, Paris, 2000.
  • Éblouissements, éd. Flammarion, Paris,2003
  • LâAmour du nom, essai sur le lyrisme, éd. José Corti, 1997.


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