Trente-deux films brefs sur Glenn Gould, de François Girard
par Jacques Sicard
1
Le froid offre des compositions paysagères si épurées, qu’elles ont cette élégance mathématique qui a pour siège électif la pensée et quelquefois pour conséquence un bouleversement dans l’ordre des affaires humaines. De là à dire qu’un tel bouleversement est une glaciation, il n’y a qu’un pas – qu’on franchira.
Le manteau, l’écharpe, la casquette, les gants de laine ; l’eau chaude qui baigne les mains, la chaise pliante qui craque, la voix qui fredonne en contrepoint de la musique, entraînant le son du côté des matières ; les quatre notes la bémol, do, ré bémol, sol du quatuor à cordes converties quelques années plus tard en tatouage sur la cambrure duveteuse des reins d’une jeune concertiste admirative – toutes ces choses derrière lesquelles disparaissait l’homme Glenn Gould, et encore aujourd’hui – aucun signe de vie sensible, mais des reliefs de vie comme seul le cinéma en enregistre, puisqu’il n’enregistre que des solides, depuis sa première projection, 44 rue de Rennes à Paris en 1895 – cela, Gould, pianiste, et comme sa conséquence obligée, la quête d’une ligne architecturale, la recherche obsessionnelle du nombre d’or qui structure selon lui toute composition musicale – l’idée mathématique (dont le projet latent est de neutraliser le monde physique en le ramenant, de la plus imparable des façons, à un ensemble fini d’équations fondamentales. Il ne s’agit pas de réductionnisme, mais de sabotage par affinités).
Une équation est trop scripturale pour être spirituelle (la formule dès qu’écrite cesse d’être une manifestation de l’esprit) et trop précise pour être réaliste (c’est la chance du simulacre, son effet d’atténuation vient de son excès de réalisme). Une équation renie les circonstances qui l’ont permise. Une équation est seule.
2
Le temps musical, à l’instar du temps cinématographique (raison pour laquelle celui-ci y accorde si aisément ses raccords), est un temps de conversion : il transforme la progression en succession.
La progression temporelle : le présent tendu vers l’avenir qui, une fois atteint, change le présent en passé, en succession dystemporelle : un pointillé d’instants dont le montage lors de l’exécution fait jouer à plein leur discontinuité.
De la progression à la succession, on passe ainsi de l’avancée linéaire existentielle (la ligne pourrie dont les gaz effluents emportent tous les autres possibles) à ce que Paul RicÅur appelle la mise en intrigue de soi, c’est-à-dire la scénographie d’un soi intrigant, fait de mystères et de manigances, de trous et de détours.
Glenn Gould a loin poussé le paradoxe du temps musical. Il s’est fondu dans chaque trou qui assure le passage d’un instant à l’autre de ce temps. A ne plus voir que la courbure de son dos qui met son visage à fleur des touches achromes du piano. A ne plus entendre sa musique, son architecture disait-il, qu’à la condition d’être déviée par ladite courbure, comme dans L’Azur ! L’Azur! L’Azur ! L’Azur !
3
Les mains de Glenn Gould au piano. Leurs ombres se déplacent plus vite qu’elles. Alors que dans la dimension des mains aucune note ne s’est encore fait entendre, dans celle des ombres le marteau a déjà heurté la corde pour la dernière fois.
L’ombre n’a pas d’être, mais elle a une signification ; si l’on entend par être, un contenu de vérité et par signification, l’irruption d’une singularité au sein de ce contenu.
Par exemple, le contenu de vérité de la salle de concert est son être-là, son indubitable présence, dont il est possible de dater la pose de la première pierre et de prévoir l’époque de son obsolescence ; la signification, c’est justement la mise en doute arbitraire de cet état, c’est l’intrusion de la contradiction dans cette variante de la cérémonie du thé qu’est le mouvement à la con de rotation sur soi d’une réalité quelconque.
La signification, c’est, au fur et à mesure que le faisceau lumineux circonscrit le musicien à son jeu, le déplacement de plus en plus rapide de l’ombre des mains de Gould sur le rideau de fond de scène – jusqu’à faire la nique à la lumière.
4
Le rideau de fond de scène écru formait les plis profonds d’une ancienne dépression géologique ; les ombres des mains de Glenn Gould s’y déplaçaient comme des bêtes chimériques ; elles se décomposaient et se recomposaient sans cesse à la faveur des accidents du tissu, leur vitesse de métamorphose accrue par leur nature virtuelle ; de plus en plus insaisissables, dans le trou blanc de la lumière, de plus en plus profond, creusé par les projecteurs.
Les mains de chair, elles, semblaient tissues de lenteur végétale. L’une invoquait les cieux, l’autre effleurait les surfaces, les deux laissant entre elles un espace ressenti incommensurable et entre les notes tout aussi subjectivement la durée entière d’une variation. La lumière qui les éclairait, toute différente, plate, iconique, avait sa source apparente dans l’ampoule de Livermore en Californie qui dans une caserne de pompiers brûle sans discontinuer depuis 111 ans.
La temporalité alentie des mains incarnées couplée à la temporalité luminique des mains-vampires avait pour conséquence qu’aucun son audible n’était produit. Dans le temps de l’une, le non advenu ; dans le temps de l’autre, le révolu. Comme si rien n’était moins compatible avec la musique que l’acte. Le public a mécaniquement applaudi, la salle s’est vidée, éteinte, refroidie, s’est plongée dans l’oubli.
Jacques Sicard
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