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[note de lecture] Philippe Jaccottet, "Taches de soleil, ou d'ombre", par Antoine Emaz


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Posté 28 juin 2013 - 09:03

 

6a00d8345238fe69e2019103eb37b9970c-200wiVrai plaisir que de découvrir unnouveau livre de notes de Jaccottet : câest la part de lâÅuvre que jepréfère parce que sây déploient des qualités rares dâobservation, de lecture,dâintelligence, de culture et de curiosité, le tout saisi par une écritureaussi raffinée que simple.  Le poète adonc bien fait de « sauvegarder » ces notes quâil avait délaissées aumoment de la constitution des « semaisons » : avec sa modestiehabituelle, teintée dâhumour, lâauteur « espère nâavoir cédé nulle part àces accès dâindulgence dont on sait que les vieillards peuvent être atteints,comme de leurs trop nombreux autres maux. » (p.7)  
 
Lâécriture sâéchelonne de 1952 à 2005, mais sans rythme égal : une seulenote en 1968, par exemple, un paysage. On connaît le goût de Jaccottet pour lanature, fleurs et oiseaux notamment : on retrouve avec plaisir son talentsubtil et simple pour décrire un ciel et une lumière : « Nuagespareils à des pivoines où se recueille la lumière du jour, tandis que tout ceque je vois encore de la terre est presque noir. » (p.33), « Paysagesdâhiver, image de la paix. Rien que lâimage, rien que le songe de la paix sontdes bienfaits. De grands longs nuages immobiles. » (p.41) Câest bien cesentiment dâapaisement qui domine, peut-être à cause des phrases averbales. Enquelques mots, le monde est donné dans une sorte de beauté calme, tranquille,qui fait contrepoids dans ce volume aux nombreuses notes marquées par la mortdes parents, des amis.  On sent bien chezJaccottet (et cela le rapprocherait de Sacré) la mélancolie dâun temps où lelien entre la nature et lâhomme nâétait pas rompu. Ainsi, devant « laferme Graillon » : « Je ne puis me déprendre là dâêtre ému commedevant une sorte de monument, je veux dire quelque chose de presque immémorialet de presque sacré â cette bâtisse, ce mode de vie â qui semble sorti desprofondeurs de la terre et qui maintenant fait naufrage, alors que rien de cequi voudrait sây substituer ne me paraît « vrai ». » (p.113)Câest peut-être à partir de ce rapport à la nature que lâon peut comprendrelâadmiration de Jaccottet pour G. Roud (p.58) ou son goût pour le haïku (p.43).  
 
Les lectures tiennent aussi une place importante dans ce volume, avec beaucoupde citations précises. On est frappé par la diversité ; de la poésie, biensûr, mais aussi romans, correspondances, essais⦠Variété linguistiqueaussi : allemand, italien, anglais⦠Beaucoup dâauteurs classiques sontrevisités, mais tout autant des poètes modernes : Stefan et Tortel (p.89),Frénaud (p.186), Marteau (p.187), Bonnefoy (p.197), Leiris (p.125)⦠Le jugementcritique de Jaccottet est aussi ferme que mesuré, nuancé. A propos de Rome, 1630 de Bonnefoy, il écrit :« Dâune connaissance extrêmement solide de la peinture et de lâart decette époque, il tire des interprétations qui relèvent dâune perspective certesprofonde, mais peut-être trop personnelle pour être toujours totalement convaincantes. »(p.145)Il est vrai aussi que dâautres auteurs sont davantage malmenés : « Àlire Michel Deguy parlant de Hölderlin dans la NRF, on pourrait croire que leplus grand mérite de ce poète tiendrait à son système philosophique. Contagion, épidémique, des théories. Åuvres poétiques qui se couvrent determes techniques, scientifiques, philosophiques, comme dâautant de boutons. »(p69), « Il y a chez Gracq, chez Mandiargues plus encore, quelque chosedâun auteur de salon, Dhôtel paraît un peu frêle, Arland à la fois pathétiqueet trop policé. » (p.91) Lors dâune visite à Jean Tortel en 1993, on voitse dessiner un positionnement de Jaccottet dans le champ poétique delâépoque : « des gens qui, à tort ou à raison, me sont totalementétrangers ! Non pas Henri Deluy, ni même Arseguel, sympathiques, maisViton, Liliane Giraudon ou Royet-Journoud. Alors que, du même coup, devenaientvisiblement étrangers à Tortel les poètes qui me touchent le plus : nonseulement Bonnefoy et Thomas, mais Paul de Roux et Jean-Pierre Lemaire ;et que nous ne nous entendions plus guère, je le crains, que sur du Bouchet âqui, de son côté, lui a gardé toute son admiration. » (p.131) 
 
A la fin de cette note, on voit apparaître une constante émouvante dans celivre : lâamitié entre Jaccottet et du Bouchet. Depuis une courte note de1957, «  Les poèmes dâAndré du Bouchet, comme une fenêtre ouverte avecbrusquerie sur le paysage, en plein travail. » (p.10), jusquâà une notebrève de 2001, « Le 19 Avril, Anne me téléphone quâAndré est mort ce matinà 9 heures » (p.190), on a toute une série de rencontres, de lectures, deréférences, qui marquent la proximité des deux poètes. Elle sâenracine sansdoute en partie dans une commune exigence de ce quâest écrire, et un mêmedédain du « monde littéraire » : lors dâun voyage en Suisse etune halte dans un grand hôtel, Jaccottet note : « ces PDG sont cequâils sont, des hommes dâargent et de pouvoir, et (â¦) certains écrivainsvoudraient être cela aussi, avec la gloire en plus â alors que la littératuredevrait sauver lâessentiel, mais sans y penser ou surtout sâen targuer. » (p.166)  

Le voyage, sans être un thème dominant de ce livre, est présent : Suède,Italie, Turquie, Portugal⦠De même, assez rares, certaines visites donnent lieuà de brefs récits émouvants ou subtilement distanciés : Chagall (p.104),Char (p.106), Ponge (p.110), Tortel (p.131), du Bouchet (p.141, p.157)⦠ 

Il reste à dire, et ce nâest pas le moins important, que ces notes continuentde dessiner une poétique, non pas une théorie, mais une certaine vision de lapoésie. Elle me semble marquée par une tension entre le « sublime » (p.185)et le « banal » (p.109, p.184). « Aveuglante ou banale »,écrivait du Bouchet. Dâoù la nécessité dâéconomiser lâimage (p.25) et deramener la poésie à terre : « certains énoncés de faits parmi lesplus simples (sont) la cime de la poésie. Ainsi ces deux vers deBonnefoy : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte, / Quefaire dâune lampe, il pleut, le jour se lève. » » (p.14) A différentsmoments du livre, dâautres exemples vont dans le même sens : Roud (p.58),Saba (p.120), Supervielle (p.184)⦠Et si Jaccottet avoue avec modestie la difficultéà atteindre ce but, « jâai éprouvé une sorte de dépit, sinon de honte ànâavoir jamais pu atteindre cette suprême, et dâailleurs seulement apparentesimplicité » (p.120), il nâen garde pas moins, et très clairement lecap : « Rendons compte de ce qui reste dâexaltant dans la vie la plussimple. »(p.58) Ou bien cette magnifique chute dâune note de 1958 : « Jene voudrais être rien dâautre quâun homme qui arrose son jardin et qui,attentif à ces travaux simples, laisse pénétrer en lui ce monde quâil nâhabiterapas longtemps. Le pain de lâair. » (p.27) 
 
Voilà bien ce qui continue de toucher dans les notes de Jaccottet : uneprofonde humanité liée à une impeccable justesse du son. 
 
[Antoine Emaz] 
 
Philippe Jaccottet 
Taches de soleil, ou dâombre 
Editions Le Bruit du Temps 
208 pages â 22⬠

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