Comment faites-vous ? Question récurrente. La dernière fois qu’on me l’a posée, c’était à propos d’un texte que j’avais écrit d’après une photo de Florence White.
Florence White est une photographe de grand talent, discrète cependant, de cette discrétion qui révèle une science accomplie de la bonne distance. Avec elle, ce n’est pas l’art qui se fait morale – quelle horreur ! –, c’est la morale qui se transcende en art.
Elle publie ses photos sur un blog dédié à la région où elle vit, qu’elle aime, et qu’elle célèbre dans ses images et dans les textes qu’elle leur adjoint, empruntés à des auteurs creusois ou non, textes déjà existants ou spécialement composés pour cette publication.
De temps en temps, je lui envoie ainsi quelques vers que m’a inspirés telle ou telle de ses œuvres.
Comme chaque fois, il s’est trouvé dernièrement quelqu’un pour s’étonner : comment faites-vous pour écrire sur une photo que vous ne voyez pas ?
La question est légitime, et j’y réponds toujours. Si je note aujourd’hui cette réponse et la publie, ce n’est pas pour couper court aux questions. Ce n’est ni agacement, ni suffisance. Je veux plutôt, tout en rendant publiquement hommage à Florence White, remercier mes questionneurs de m’avoir aidé à comprendre un processus qui me concerne de très près mais pas moi seulement, à mon avis, ni même la communauté des aveugles, sur laquelle j’aurais beaucoup à dire, surtout maintenant que j’en fais partie.
Maintenant que : indice ; ce que montrent les photos de Florence White, je peux me le représenter ; je peux même me représenter ses photos.
Et puis je corresponds avec un ami commun à Florence et à moi ; c’est du reste par son intermédiaire que nous nous sommes connus (je le soupçonne d’avoir arrangé cette rencontre ; mais je respecte trop notre intimité pour le lui dire, et de toute façon je lui suis reconnaissant de cette initiative).
Quand Florence publie une nouvelle photo (qu’elle accompagne d’un bref commentaire), je demande à cet ami de me la décrire. Il se prête complaisamment à l’exercice. La seule règle qu’il doive respecter est celle de l’objectivité : se garder de tout jugement de valeur. Il m’arrive de l’arrêter au bout de quinze secondes. Je vois, lui dis-je. Il arrive aussi (rarement) que je ne voie pas du tout, malgré ses efforts. Je renonce alors, et c’est pour lui le signal qu’il peut se répandre en éloges sur une photo qui, je m’en aperçois trop tard, aurait dû m’inspirer. Mais, délicat comme il est, il ne me reproche jamais mon manque d’imagination, pas plus que je ne l’accuse de n’avoir pas su me rendre visible l’invisible.
Ce qui est sûr, c’est que la photographie telle que la pratique Florence White a exactement cette vertu ; celle de rendre visible l’invisible. Oh ! je sais ; la formule est banale ; mais je ne suis pas à une de ces banalités près. L’important est que cela soit vrai. Devenez aveugle à la quarantaine, et vous verrez que vous voyez mieux certaines choses, que vous les ayez déjà vues ou non. Je connais par exemple le visage de l’amitié ; il est probablement un composé d’images déjà vues. Mais je n’y avais jamais prêté attention, alors que maintenant il orne ma vie intérieure, présent partout et changeant toujours, le même pourtant.
Florence White m’a dit un jour à propos d’un de mes textes de circonstance qu’il l’aidait à voir sa photo. Je ne pouvais rêver plus beau compliment. Je n’en tire aucune fierté, seulement la joie d’avoir une telle amie. Et la certitude qu’en effet, voir n’est rien si ce voir ne peut être partagé.
Un voir qui se mue instantanément en mémoire.
Et il en va ainsi de toute sensation.
Ce défi, à mon avis, fonde l’humanité. Aveugle ou pas, aveugle à quelque degré que ce soit, esclave, ermite ou despote, l’homme est homme en tant qu’il doit partager cette émotion : vivre.
De là procède peut-être le langage.
Les photos de Florence White sont ici.