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[note de lecture] Claude Margat, "L’homme qui marchait avec moi", par Ludovic degroote


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Posté 18 août 2014 - 09:20

 
 
6a00d8345238fe69e201a511f869ca970c-200wiLes histoires dâamitié peuvent parfois sembler si personnelles que leur récit ne dépasserait pas le cadre de la sphère privée ; dâailleurs, on les retrouve davantage à travers les correspondances ou la publication dâécrits intimes que dans une narration spécifique. Câest pourtant ce que fait Claude Margat dans Lâhomme qui marchait avec moi, et câest parce que lâauteur transcende la sphère privée que son livre excède le seul récit dâune amitié. 
 
Deux hommes de moins de trente ans font connaissance, ou plutôt, on les invite à faire connaissance : le narrateur est un jeune homme libre et libertaire, sans engagements ; lâautre est un jeune professeur de dessin de quelques années de plus, marié et père de deux petites filles, il enseigne dans un collège et cherche à créer une pédagogie débarrassée de ses vieilleries afin dâouvrir ses élèves : on le sait, lâinstitution préfère les enfermements. Dâemblée, ils se sentent des accointances, qui vont très vite se transformer en une amitié profonde ; celle-ci se nourrit et se construit à mesure des marches quâils pratiquent ensemble dans la campagne charentaise, les deux protagonistes habitant à Rochefort-sur-Mer. La marche sans but, que le narrateur nomme plutôt déambulation, est plutôt un exercice à buts multiples : dans le temps quâelle sâexerce, le corps entre dans un espace géographique qui ouvre ou modifie lâespace mental ; câest dire que sâil y a un but, il nâest pas tant spatial quâintérieur. Rousseau, en son temps, lâavait déjà évoqué : « ma tête ne va quâavec mes pieds », le narrateur le reprend à son compte : « Penser en marchant, câest apprendre à saisir le réel avec une main aussi large et puissante que le corps tout entier ». Car chez les deux amis, cette marche se double dâune plongée dans la nature, « la Terre Mère », et dâune forme de contemplation qui ne la borne pas à la pensée, mais dirige lâêtre tout entier, ce que ce que le narrateur appelle « la pensée reliée », dont on pressent quâelle se reliera à une philosophie taoïste essentielle à Claude Margat (1). Peu à peu, au cours de ces marches pluri-hebdomadaires, les deux hommes, qui souffraient « secrètement dâun sentiment dâexil qui cessait dès quâ[ils se trouvaient] ensemble en pleine nature », vont forger à deux un territoire dans lequel ils se sentent libres, eux-mêmes, chacun et à deux. 
 
On pourrait à ce titre, comme on parle de roman dâapprentissage, évoquer une amitié dâapprentissage, car, sans que lâun soit le double de lâautre, câest dans cet espace commun quâils vont apprendre à se connaître chacun soi-même, à se comprendre, ce qui ne peut se faire hors de lâautre. On lâa dit, les positions sociales de lâun et de lâautre sont différentes, et lâami, le professeur (câest ainsi quâil est nommé, son nom nâapparaissant que dans la dédicace du livre), vilipendé par lâinstitution, va sortir de cet enfermement progressif pour retomber dans une autre cage : il a une relation avec une de ses élèves, mineure, dont il est tombé amoureux, passion réciproque qui durera bien au-delà du mariage de la jeune fille. Les détails de la complexité où se retrouve lâami sont lâoccasion pour le narrateur de réfléchir à leurs différences, dans leur relation aux femmes mais aussi à lâordre social et à ce quâimposent les conventions. Quoique sans attache jusque dans sa vie amoureuse, Claude Margat se dit « vieux-jeu », alors que son ami refuse de choisir entre deux femmes qui ont toutes les deux « besoin » de lui : « Je veux seulement vivre ce qui doit être vécu », dit-il, chacun se retrouvant en quelque sorte poussé dans ses propres contradictions, sans quâaucun jugement moral vienne prendre le dessus.  
 
Un voyage en Inde et au Népal nâaidera pas lâami à choisir : il nây a pas à choisir, puisquâil y a à vivre. Ce voyage sera pour eux lâoccasion de découvrir le gouffre qui sépare la vie dans ces pays des fantômes de vie qui traversent le nôtre. Plus que jamais, une fois rentrés en France, leurs marches sont une manière de se ressourcer, dâaller à lâessentiel, de se relier au monde, de réfléchir au sens profond de la vie, de la mort, des choses, de soi ; elles délivrent un but on ne peut plus simple dans les présents quâelles proposent : « être là, entièrement là. Rien de plus. » La contemplation devient non pas une manière de sâextraire mais de sâapprocher. Cependant, lâami est en proie à de graves ennuis de santé cardiaques, dus au stress dâaprès les médecins, et son état peu à peu déclinera jusquâà la mort : il avait demandé à ce quâon ne le maintienne pas en vie sâil nâétait plus capable de parler, « car quand la parole est morte, le monde nâexiste plus. » Le livre sâachève par une méditation qui sâarticule sur une peinture chinoise laissant apparaître ce qui est par son absence même.  
             
On le voit, si ce livre est un hommage, on ne saurait le réduire à cela : récit de vie, il lâest aussi, sans quâon puisse lây réduire, car il porte également, à travers une langue soignée dans ses options littéraires (emploi du subjonctif, choix dâun vocabulaire parfois soutenu ou de certaines images, par exemple), une réflexion sur ce que nous sommes et ce que nous faisons ou pouvons faire de ce que nous sommes. 
 
[Ludovic Degroote] 
 
Claude Margat, Lâhomme qui marchait avec moi, La Différence,  144 p., 16 euros 
 
[1]. Claude Margat, peintre, essayiste et poète, a publié plusieurs ouvrages et participé à des expositions de ses peintures, imprégnés de culture chinoise. 

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