« Ce que [les vies des penseurs] ont de surprenant, c'est que deux instincts ennemis, qui tirent dans des sens opposés, semblent y être forcés de marcher sous le même joug ; l'instinct qui tend à la connaissance est contraint sans cesse à abandonner le sol où l'homme a coutume de vivre et à se lancer dans l'incertain, et l'instinct qui veut la vie se voit forcé de chercher sans cesse à tâtons un nouveau lieu où s'établir. » extrait de l'Introduction (1875), p. 23
« Si l'on pouvait retrouver ces possibilités de vie ! Les poètes et les historiens devraient réfléchir à cette tâche ; car de tels hommes sont trop rares pour qu'on les laisse échapper. On devrait, bien plutôt, ne pas se donner de cesse qu'on n'eût reconstitué leurs images et qu'on ne les eût peintes cent fois sur les murs ; et c'est surtout alors qu'on ne se donnerait plus de cesse. Car ce qui manque à notre siècle si inventif, c'est cette invention à laquelle les anciens philosopohes ont été forcés : d'où leur viendrait, sans cela, leur admirable beauté, d'où nous viendrait notre laideur ? Qu'est-ce que la beauté sinon l'image où nous trouvons reflétée la joie extraordinaire qu'éprouve la nature quand une possibilité de vie, nouvelle et féconde, vient d'être découverte ? Et qu'est-ce que la laideur, sinon le dépit contre soi-même, quand on doute que l'art soit encore capable de nous séduire en faveur de la vie ? » (ibid. p 25)
Tous les peuples sombrent dans la confusion en présence de ce merveilleux idéal d'une société de philosophes, celle des vieux maîtres grecs, Thalès, Anaximandre, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite et Socrate. Tous sont taillés d'un seul bloc. Leur pensée et leur caractère sont liés par une stricte nécessité. Ils ignorent toute convention, car, de leur temps, la classe des philosophes et des savants n'existait pas. Ils sont tous, dans leur solitude glorieuse, les seuls hommes dont à cette époque la vie fût tout entière vouée à la connaissance. Tous possèdent cette vertu énergique des Anciens, par quoi ils surpassent tous les Modernes, et qui leur permet de trouver leur forme propre et de lui donner ensuite son plein développement, dans ses détails les plus menus et dans ses proportions les plus amples, grâce à la métamorphose. Car aucune mode ne venait à leur aide pour alléger leur tâche. Ainsi ils forment à eux tous ce que Schopenhauer, par opposition à la République des savants, a appelé une République des génies. Les géants s'interpellent à travers les vides intercalaires du temps ; indifférents aux nains mutins et bruyants qui piaillent au-dessous d'eux, ils poursuivent leur sublime dialogue spirituel. C'est de ce haut dialogue spirituel que je me propose de rapporter ce que notre surdité moderne en peut entendre et comprendre, une très minime partie assurément. » (ibid. p. 29)
« Les mots et les concepts ne nous feront jamais franchir le mur des relations, ni pénétrer dans quelque fabuleux fond originel des choses, et même les formes abstraites de la perception sensible et intelligible, l'espace, le temps et la causalité, ne nous donnent rien qui ressemble à une vérité éternelle. Le sujet est absolument incapable de voir ou de connaître quoi que ce soit au-delà de lui-même, d'autant plus que la connaissance et l'être sont les deux sphères les plus opposées qui soient. » (ibid. p. 73)
« [Socrate] est le premier à philosopher sur la vie, et toutes les écoles issues de lui sont d'abord des philosophies de la vie. Une vie dirigée par la pensée ! La pensée sert la vie, alors que chez tous les philosophes antérieurs la vie servait la pensée et la connaissance ; chez Socrate c'est la vie intègre qui est le but, chez les autres c'est un degré éminent de connaissance exacte. Ainsi, la philosophie socratique est absolument pratique ; elle est hostile à toute connaissance qui n'est pas jointe à des effets moraux. Elle est à l'usage de tous, populaire, car elle tient que la vertu peut s'enseigner. Elle ne fait appel ni au génie ni aux capacités supérieures de l'entendement. Jusqu'alors on se contentait de mœurs simples et de prescriptions religieuses ; la philosophie des Sept Sages s'était contentée de réduire en formules la morale pratique et vivante, respectée dans toute la Grèce. À présent on commence à contester la valeur des instincts moraux ; la connaissance claire sera le seul mérite, mais cette connaissance claire apportera aussi à l'homme la vertu. Car c'est une croyance propre à Socrate, que la connaissance et la moralité sont identiques. Mais si l'on renverse les termes on obtient cette affirmation bouleversante : partout où manque la connaissance claire est le mal (kakon). Ici Socrate devient le censeur de son temps […]. Toute la philosophie antérieure appartient encore à l'époque où les instincts moraux sont intacts. Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Empédocle, sont imprégnés de moralité hellénique. À présent nous avons la recherche d'une morale purement humaine fondée sur les bases d'un savoir. Chez les premiers elle était présente comme un souffle vivant. » (ibid. pp. 145-146)
Trad. G. Bianquis, Gallimard, 1938.