Mon ami me rencontre un soir de décembre tout près du Louvre, il ne sait pas qu'il est mon ami il attend, ou peut-être n'est-ce pas lui que je crois connaître je ne préfère pas entrer dans ces détails
à cet instant je vais le voir par ignorance de ce qui nous lie, pour rompre ce que tout lien a d'unilatéral. la vie se joue en ce moment dans tous les sens, ce qui est très physique à en croire ma poitrine qui densément, s'abîme. Fait tressauter ma main sur une page quelques pieds sous terre, et dans le métro, le trajet est soudain peuplé. Je me souviens de lui, son absence commence à peser, me donne forme et visage.
Je vois affleurer les roches sous l'eau, peser le ciel. Tout tombe d'aplomb.Les quais de la Seine accueillent mes pas furtifs.
Je vais voir l'écriture pour lui demander de me prendre en vie tout comme, de me reconnaître.
il n'y a pas de déroulement dans cette histoire, pas de fil narratif cela me percute et je suis absolument regardée.
je vais droit à une influence qui me sera fatale. Amicale et fatale. A quel point l'une et l'autre, je ne pouvais le présager.
course jusqu'au lieu du rendez-vous ses paroles me reviennent : "je vous dois la vérité", oh lecteurs : je sais qu'il me la dira si je n'arrive pas trop tard.
la rue est interminable et l'hôtel regina a des distances entêtantes. Personne ne lui en veut lorsque j'arrive éperdue dans le hall, le seul événement est le décalage de ma tenue. c'est très peu. on oublie vite car tout est tamisé, même les émotions.
qui suis-je à ce moment ?
j'apporte un témoignage qui est tout ce qui me reste,
ne sais comment il prendra la vibration de ma voix, c'est imprévisible et il n'est nulle part, il faudra le laisser sourdre
témoin du comble de la détention avant le comble de détente, cette sorte de délivrance : je sais que l'ordre n'est pas définitif, et que l'oubli qui suit la détente me prend en otage plus sournoisement. Détention non sentie.
témoin de l'angoisse de mes membres disloqués, l'angoisse de chair sur le point d'exploser cette lame. Elle m'a mitraillée je n'en ai pas de traces, je refuse de le croire. Il faut pourtant témoigner. je ne l'ai perçu que l'espace de quelques heures, quelques mois, minutes d'horreur sans moi où j'éprouvais la possible violence extrême qui m'avait pénétrée. Ces espaces ne se referment pas, mais s'éprouvent, mais se renversent espaces, s'ils consentent à mourir. je vais voir mon ami pour avoir l'innocence d'être. Qu'il soit témoin à son tour de la joie qu'il y a malgré. oh qu'il aime ce moi à son écriture, qu'il la garde écrite il y aura une trace de la douleur une étoile si elle rayonne, si elle n'empêche ni ne ternit.
étrange sacrifice
la pauvreté a ses horreurs et ses inerties. Je préfère leur céder plutôt que de les voir sans les souffrir; ou le courage me manque. il n'y a pas d'héroïsme à résister en ces cas, sauf si cela reste présentable. cruelle présence, fais le partage. qui aime la conscience qu'on a d'elle.
Ce n'est pas à son écharpe blanche que je le reconnais. Notre condition de témoins fait que son regard embrasse tout autour de lui, comme personne, donne à l'air une cadence colorée ; je vois en ses yeux par taches, je n'aime pas encore je suis pénétrée, par les choses. Le rayonnement de l'âme, le regard, le mystère extériorisé. Son regard cherche déjà du répondant, j'arrive sans densité et m'assied sur sa droite, très fluide, il prend mon manteau. Je suis une statue de Caro au bon marché, discrète comme une paupière, dans le secret d'un grand amour. L'escalator contiune de défiler au-dessus de ma tête, il y a un serveur dont la voix retentit, une vitre entre mon ami et la voix qui est en train d'éclore en moi à son contact. Il me faut tout noter, après ces mois d'attente ces années, la perte de l'aimé au péril d'algarades sans fin. Du rythme rompu, analysé, disséqué, donné en pâture aux pires trahisons. C'est le premier repos dès longtemps. Je viens apprendre si mon amour a bien eu lieu, ce lieu qui veille cette écriture, tout ce qu'il me reste et que je ne peux faire être que par mon ami. Qu'il me rende ma blessure et me donne la mort. Amie aussi.
prête à tout reconnaître pour mon ami,
qu'il me sache victime, qu'il me sache bourreau,
qu'il se contente de nous regarder.
il avait pris le soin de m'apporter la catalogue de l'exposition des Madame Cézanne qui a lieu à New York. j'ai presque honte qu'elles ne me soient pas encore vitales. Lui respire ainsi ou ne respire pas. Je tiens le livre dans mes mains je le serre et pense, à cet entretien avec Gasquet. D'une beauté à peine croyable. Il faudrait le lire à haute voix, en entier, phrase après phrase, en disant chaque lettre avec le coeur qu'elle demande. Ce que ces pages enfantent répond à une détresse effrayante, au doute le plus tenace. Cette harmonie dans l'élan, cette lente appropriation émouvante, le va-et-vient qui en soutient l'essor, oui rythmiquement advient : une délivrance.
Détention et détente, Cézanne nous foudroie encore, il n'est pas contradictoire de l'aimer.
A cet ami qui ne sait où naître, livide, pétrifié dans un mutisme dont il est l'otage, il faut rendre la naissance elle-même, la genèse. Période dense et fluide, minérale aérienne. Je suis désormais tout à sa voix :
"Il n'y a plus que des couleurs, et en elles de la clarté, l'être qui les pense, cette montée de la terre vers le soleil, cette exhalaison des profondeurs vers l'amour. Le génie serait d'immobiliser cette ascension dans une minute d'équilibre, en suggérant quand même son élan. Je veux m'emparer de cette idée, de ce jet d'émotion de cette fumée d'être au dessus de l'universel brasier. Ma toile pèse, un poids alourdit mes pinceaux. Tout tombe. Tout retombe sous l'horizon. De mon cerveau sur la toile, de ma toile vers la terre. Pesamment. Où est l'air, la légèreté dense ? Le génie serait de dégager l'amitié de toutes ces choses en plein air, dans la même montée, dans le même désir. Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité !"
Ce regard désemparé enfantin, le silence nous atteint très subtilement. L'appréhension a disparu, dans cette pure offrande. J'assiste très émue à cette éclosion propre des traits, les choses parviennent à leur contour, ces traits sans histoire que ses rides dévoilent. Nous prenons le train, 350 le long du rein, j'écoute les fenêtres s'ouvrir en notre nage synchrone. Je n'en reviens pas d'une telle aisance. Nous fusons, droit à la présence nos mains s'enveloppent jusqu'au dernier regard. Amitié, rythmique du souffle et préhistoire des formes. Amitié.