LES FUMEURS
Comme ils la tiennent bien, entre leurs doigts, serrée
La cigarette éteinte ou bien tout enfumée !
D'un geste quelquefois d'un studieux négligé
Au creux d'une des mains et le bras enroulé
Ils revendiquent là leur belle identité
Mais ne soucient point que ça puisse gêner.
L'adolescent en tire avec force bouffées
Quelque respiration qui le fait exister.
La minette, elle, en est souvent embarrassée
Usant des doigts restants pour pouvoir "smiler".
Que ce soit au resto, Ã la plage ou ailleurs
Et pourvu qu'on enfume, on est bien le meilleur.
Le moustachu du coin y va de son plein gré
Au vu et su pourtant du voisin asphyxié.
On ne déroge pas à la règle qui veut,
Puisque tout est permis, qu'on fume à qui mieux mieux.
Ebaubis, ahuris, ils tiennent le pavé,
Investissant l'espace, imposant leur décret.
La tête renversée, ils suivent du regard
Se répandre partout leur nuage, air hagard.
Nerveux ou languissants, bien armés de leur sèche
D'autres feux de l'enfer ils allument la mèche.
Qu'un quidam en sourcille, ils se font cheminée
De l'orifice ad hoc de la bouche ou du nez,
Au plafond s'extasient de leur jeu dangereux
Qu'importent nos poumons, ils resteront heureux.
Qu'on ne s'amuse point à crier au scandale !
Cette engeance gouverne et qu'importe qu'on râle.
Des gestes élégants pourraient en disculper
Car il est des manières tout enjolivées :
C'est un spectacle riche en significations,
La gestuelle aidant à la composition.
Le quart de tour de main intérieur-extérieur
Indique bien, ma foi, que c'est comme une fleur
Que nous offre, inconscient, l'invétéré fumeur ;
Ainsi l'invite est faite à partager sans peur.
Entre pouce et index, tenue la cigarette
Celui-là n'est pas prêt à vous compter fleurette.
Et pour peu qu'elle soit dans le creux de sa main,
A croiser un regard cet autre est peu enclin.
Le plus sophistiqué des gestes reconnus
Et qui demande en soi une grande maîtrise,
Comme un dépassement de toutes les vertus
Couronne d'une aura cette fameuse prise :
Car il consiste à faire de son annulaire
Le médium du majeur et de l'auriculaire ;
Frontières bannies et tout obstacle levé,
Voici qu'émerge enfin le fumeur émérite,
Celui qui s'exhausse de la foule contrite,
Celui qui semble seul devoir être exaucé.
En jaunissant ses doigts de façon équitable
Le voilà devenu tout à fait présentable.