LES DEUX JARDINIERS
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa.
(Cette première phrase est, je l'avoue, copiée
sur La Fontaine mais, pour parler d'amitié,
ce clin d'œil du début ne peut être un faux pas.)
Tous les deux étaient jardiniers.
(Pour une belle histoire, il vaut mieux, n'est-ce-pas,
tailler le laurier ou la rose
que conduire un camion ou laver des assiettes.
Mais vous avez raison, il est temps que j'arrête
mes parenthèses.) Le récit que je propose
est assez ancien. Il faut donc que j'interprète
des faits douteux. Afin qu'ils deviennent grandioses.
Les amis travaillaient sur les mêmes parterres,
faisaient les mêmes gestes et les mêmes grimaces
contre la mauvaise herbe et devant les limaces.
Car surtout ils aimaient se taire.
Sentir le même vent, suivre les mêmes traces
leur donnait des sourires et non des commentaires.
Mais un prince engagea l'un d'eux…
Les hasards de la vie, les guerres, les alliances,
les fortunes, les deuils, l'ordre et l'obéissance
placèrent la moitié du monde entre les deux.
Sans jamais accepter l'absence,
ils vécurent, patients, jusqu'à devenir vieux.
Longtemps après la déchirure
parvint au sédentaire une lettre jaunie
postée trois ans plus tôt du fond de l'Hyrcanie.
En larmes, il s'obligea à finir sa bordure,
puis, tremblant, déchira l'enveloppe bénie.
Oh non, ce n'était pas un récit d'aventure !
Juste une phrase simple, apportant tant de joie :
« Hier j'ai taillé mes rosiers. »
Cela suffit au vieil homme pour s'extasier.
Lui revinrent au cœur les parfums d'autrefois.
Alors il chercha des mots pour le remercier.
Il voulut lui écrire une lettre de roi,
pleine de sentiment, d'urgence et de ferveur,
chercha, raya, jeta… enfin ne réussit
qu'à mettre : « J'ai taillé mes rosiers, moi aussi. »
Six mois plus tard un voyageur
emporta ce courrier énorme mais concis.
Comment dire ce qui nous ronge ?
A son mari parti au front pendant la guerre,
la femme écrit : « j'ai planté les pommes de terre ».
Les paroles ne sont que le dépôt des songes.
Vouloir trop préciser les contours du mystère,
c'est envoyer les mots au devant du mensonge.
Notre vocabulaire est trop superficiel.
Largement suffisant pour dire le visible,
il peine à s'accorder sur la corde sensible.
Pour l'émotion, le mot est partial, et partiel.
Car l'essentiel est indicible.
(Tout ce que j'ai dit là n'est donc pas essentiel…)