Aller au contenu

Photo

(note de lecture) Gérard Titus-Carmel, "Au vif de la peinture, à l’ombre des mots", par Antoine Emaz


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 09 janvier 2017 - 11:23

 

6a00d8345238fe69e201b7c8c5939e970b-200wiIl ne faut pas craindre de sâaventurer et de circuler dans ce massif de plus de 700 pages, constitué par la réunion des écrits du poète-peintre, ou peintre-poète, sur la peinture. Présentés dans lâordre chronologique, les textes sâéchelonnent de 1975 à 2015. Câest donc une somme,  un parcours de quarante ans de création qui nous sont proposés, compte non tenu du versant poétique de lâÅuvre, il faudra y revenir. La longueur des textes varie dâune page à une cinquantaine, et leurs origines ou statuts sont très divers : entretiens, études, notes pour des conférences, articles⦠On peut cependant distinguer clairement deux ensembles, selon que le regard porte sur les Åuvres dâautres artistes ou bien, dans un mouvement auto-réflexif, sur lâÅuvre de Titus-Carmel lui-même.

Pour les Åuvres retenues parce quâelles ont marqué lâartiste, on note immédiatement la variété dâépoques et dâesthétiques : Pieter Neefs (p.701), Antonio Segui (p.695), Boudin (p.681), Leroy (p.597), Grünewald (p.577), Pincemin (p.561), Munch (p.491), P. de Champaigne (p.347), Chardin (p.373),  Schwitters (p.399), Bonnard (p.209), Matisse (p.197), Bram van Velde (p.163)⦠Par cette simple énumération, on voit déjà que sâil y a bien présence et souci de lâ histoire de la peinture, il nây a pas chez Titus-Carmel volonté de sâinscrire dans un mouvement, une école ou une esthétique spécifiques de la seconde moitié du XX° siècle. Åuvre solitaire donc, mais profondément immergée dans un univers pictural décloisonné dans le temps et lâespace : on pourrait parler aussi de lâimportance de lâart japonais par exemple. Ce qui intéresse lâartiste, câest lâirruption de la Beauté, quels que soient les temps ou les lieux. Cette quête de beauté est clairement développée dans deux textes superbes : Le huitième pli ou le travail de beauté (p.647) et le texte final, Que reste-t-il de la beauté ? (p.717). Pour aller dans le même sens, celui dâun éclectisme esthétique cohérent mais comme sans limites, ouvert, on constate quâil est rare que la vue/réflexion soit globale, générale, à propos de lâÅuvre dâun artiste : on pourrait citer comme exemple de texte de ce type Ombre portée (p.202) dans lequel Titus-Carmel évoque à grands traits certains de ses « compagnons dâarmes, frères perdus et ô combien proches » : Degas, Hammerskøi, De Chirico, Giacometti, Morandi, Van Gogh, Kirchner⦠Mais le plus souvent, pour développer lâimportance dâun autre peintre, il part et parle dâune Åuvre particulière qui a été pour lui comme une illumination : « La raie » de Chardin, le « Portrait de Richelieu » par P. de Champaigne, le retable dâIssenheim, de Grünewald, « Two Black Angles » de Schwitters, « Figure, mains croisées (devant un bocal de poissons) » de Matisse, etc. A chaque fois, autant lâanalyse est subtile, vivante, autant on voit bien quâil ne sâagit pas de rivaliser avec le travail dâun historien dâart ou dâun critique esthétique ; lâobjectif est dâisoler en quoi cette Åuvre particulière a un impact singulier, encore puissant pour lâartiste aujourdâhui, en quoi elle est une révélation de beauté, en quoi elle reste une preuve brusque, brutale, de ce que peut la peinture.

Ces textes à propos dâautres peintres alternent avec ceux qui concernent directement lâÅuvre de Titus-Carmel : il sâagit souvent dâentretiens de lâartiste, avec J.P. Faye (p.99), B. Noël (p.123), J. Darras  (p.481), M. Froidefond (p.717)⦠Trouver rassemblés ces dialogues, jusque là disséminés en revues et journaux, est dâautant plus précieux quâils couvrent la période 1975 â 2015, et donc donnent à lire/entendre Titus-Carmel à différentes étapes de son parcours. Mais pour ce qui est de lâartiste réfléchissant son travail, je voudrais mâattarder sur les cent premières pages du livre, intitulées Notes dâatelier (1971 â 1989). Là encore, le temps long permet de saisir la cohérence et les tensions qui animent lâÅuvre : la succession des « séries » et la césure ou jachère nécessaire entre deux suites, le doute qui accompagne ces périodes (pp.90-91) â ou le moment de bascule, en 1983, avec le retour à la peinture et à la couleur (p.66). Beaucoup de notes concernent la pratique du dessin â qui sâen étonnera ? â mais lâartiste aborde bien dâautres points techniques de son travail : le rapport de forces entre lâeau-forte et lâaquarelle (p.56), entre le dessin et la peinture (p.79), la saturation du papier par la couleur (p.66), la nécessité de laisser « une zone presque vierge » en bas du dessin (p.67), lâimportance du support, toile non préparée  (p.84) ou découverte dâun nouveau papier (p ;87)⦠On est vraiment dans lâatelier, dans le travail : la peinture est un faire. Mais tout autant une pensée : la réflexion pèse autant que le geste. Titus-Carmel creuse sans cesse les questions qui fondent son travail : le rapport au modèle, à la réalité, la fonction du dessin, la série (dynamique et épuisement), lâinsatisfaction comme moteur de la création : « la peinture ne peut se nourrir que de lâineffable sentiment de désastre quâelle  nous inspire, dans sa permanente et hautaine inaccessibilité » (p.70).  De façon le plus souvent brève et incidente, on voit aussi comment la vie personnelle (voyages, souvenirs, paysagesâ¦) nourrit lâÅuvre ; on retiendra également la longue note intime, sérieuse et joueuse à la fois, Portrait de lâArtiste en ses goûts et couleurs mêmes (pp.42 à 47).

A la lecture de ces notes dâatelier, deux constantes peuvent sâimposer : Titus-Carmel est un peintre de la tension, notamment entre structure et liberté, entre pensée et geste, entre contrôle et aléatoire : « Ne rien laisser au hasard » (p.78), mais « une forme apparaît une fois de plus comme par hasard » (p.78). Et Titus-Carmel est un peintre de lâénergie : lâimage de la lutte, du combat, est fortement récurrente en lien avec lâactivité de peindre : « Penser le dessin comme une guerre » (p.34), «  une guerre sans issue » (p.63), « se battre avec le papier » (p.67), « harceler la peinture » (p.75)⦠Et dans la dernière note, lorsque lâartiste se retourne sur son parcours, il voit « un Åuvre (si je puis, dâoù je me tiens, appeler Åuvre cet espace sans cesse conquis, arraché à la tentation du doute) qui, depuis toutes ses années, sâouvre et se déploie sous mes yeux, exténuant ma mémoire dans une succession sans fin de brisures. » (p.91).

Il resterait à expliciter la seconde partie du titre de cet ouvrage, « à lâombre des mots ». De fait, la poésie de Titus-Carmel, qui double depuis des années lâÅuvre peint, nâest pas au centre de ce volume. Mais la question des deux modes de création est abordée à travers plusieurs textes : celui qui donne son titre à ce livre (p.453), mais aussi Dâune rive à lâautre (p.471), Lire, écrire, peindre (p.673)⦠On pourra remarquer les références incidentes à des poètes, mais aussi la part prise par la rêverie dans la création, notamment durant la période de transition dâune série à une autre. En outre, certaines notes dâatelier sont proches du poème en prose, avec peut-être une influence pongienne dans les années 70, pour la précision de la description, lâhumour et le jeu subtil sur les différents plans de langue. Au bout, les deux arts sont placés dans une sorte de « cousinage » (p.674) : ils ont une origine et une visée communes, mais reposent sur des démarches et pratiques autonomes. « Deux voix, parallèles et sÅurs en solitude » (p.677), dans la peinture ou dans les mots : «  Ce qui appartient à la peinture se traite dans et par la peinture, dans son langage spécifique et à lâaide des seuls instruments de la peinture, sans états dââme ni arrière-pensées, comme parallèlement ce qui a trait à lâécriture se résout dans le seul travail de la langue . Même si câest une ombre cousine qui accueille chacune de ces deux entreprises dont le but commun est de me maintenir encore un peu debout. » (p.460).

Antoine Emaz

Gérard Titus-Carmel, Au vif de la peinture, à lâombre des mots, Editions lâAtelier contemporain, 740 pages, 30 â¬


 

 

G4nFWM6p8cs

Voir l'article complet