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(Note de lecture), Ariane Dreyfus, "Le dernier livre des enfants", par Antoine Emaz


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Posté 03 février 2017 - 10:17

 

6a00d8345238fe69e201b8d25b0ad9970c-200wiLe premier vers du livre installe un fond sombre : « Jâécris parce que je vais disparaître ». Cela peut faire écho à lâadjectif « dernier » dans le titre, et laisserait attendre un livre â somme ou testamentaire. Et il y a un peu de cela tant le livre poursuit et varie des « gestes dâécriture » (pour reprendre une expression de J. Sacré) et des thèmes propres à A. Dreyfus depuis LâAmour 1, en 1993. Ce motif de la fin, comme horizon plus ou moins proche mais certain, est repris de façon incidente dans certains poèmes : « Le temps nous soulève dans ses mains / Nous serons jetés, mais comment ? » (p.14), « Même sans être engloutis par lâocéan on sera engloutis » (p.76), « Qui sera dans la chambre quand nous aurons disparu ? » (p.79), « On ne rentre pas dans la mort on y disparaît » (p128)⦠Mais le rappel le plus insistant de cet arrière-plan sombre est produit par la série de citations isolées en pleine page, comme des poèmes autonomes et recensés comme tels dans la table des matières : « Pour ne pas mourir »  (1 à 11). Dans cette série â leitmotiv, lâauteure cède la parole avec une générosité qui indique que si la poésie sâécrit avec les poètes qui nous ont précédés, elle sâécrit également avec les poètes dâaujourdâhui : à la fin du livre, en note, A. Dreyfus indique « p.58 et autres « Pour ne pas mourir » : les phrases de Patrick Dubost sont extraites de Cela fait-il du bruit ? (Voix éditions, 2005), phrases que jâai proposées à des enfants en atelier dâécriture, enfants que je cite ici aussi. » (p.167) 

Pourtant, Jaccottet dirait « Et, néanmoins », cette perspective de mort nâest pas la tonalité dominante du livre ; elle apparaît plutôt comme un contrepoint, une réalité à prendre en compte mais qui ne lève ni angoisse (« On peut toujours penser que lâon va vers la mort / Ce nâest pas la pensée la plus dévorante », p.47) ni questionnement métaphysique (« Le monde respire mieux sans Dieu », p.99). Ce qui importe, câest la vie présente, simple (« Il suffit à chaque minute de rejoindre la suivante », p.82), et une aspiration au bonheur qui ne se dément pas, malgré la détresse ou les difficultés : « Les corps qui marchent vont bien trouver / Un peu de jour qui les désire » (p.47). A partir de là, on renoue avec une thématique qui est celle dâAriane Dreyfus : lâenfance et la jeunesse, la rencontre amoureuse, la tendresse et lâintimité des corps⦠« Je découvre une graine dans la phrase / De tendresse / Soir après soir / Il y a une grande transparence / Du temps / Il suffit que ton bras me tienne fort / On passe » (p.49).
Sans que cela soit systématique, on retrouve également dâun poème lâautre lâalternance entre le couple lyrique habituel (« je / tu »), et une forme plus distanciée, « il / elle » , renvoyant à des personnages. Dans « Un chantier de poème », texte placé en annexe dans lequel lâauteure retrace de façon détaillée son travail sur le « Poème contre lâexcision », elle écrit : « En général, je préfère passer par le narratif, pour la dynamique possible, et la présence de personnages. » (p.154) Nombre des poèmes du livre racontent des « scènes » vécues par des personnages de fiction dans des films ou des romans : une liste des « sources, si vives, dâinspiration » est donnée à la fin du volume (p.149). Lâexemple le plus clair, parce quâil scande le livre avec une dizaine de poèmes distincts des autres par lâemploi de lâitalique et de la justification au centre, est celui du passage par Un cyclone à la Jamaïque, roman de Richard Hughes (1929) repris en film par Mackendrick en 1965. Pour dâautres poèmes, les « personnages » peuvent être issus de la vie réelle ou du monde du spectacle vivant (danse, cirqueâ¦). Cette variété dâorigines nâempêche pas lâunité : elle tient à ce que lâauteure fait vivre ces personnages avec une telle proximité dans les sensations et émotions quâils perdent de leur extériorité et deviennent comme des doubles de la poète, lui permettant de varier lâapproche dâune même gamme dâémotions en la plaçant dans des contextes très différents. Cette osmose ou porosité auteure / personnages est nette dans un passage du poème qui met en scène Angèle et Tony, couple de marins-pêcheurs : «  Tony a avancé droit sur elle / Parmi les autres femmes / Alors ils ont eu leur fête / Un peu entortillée / Dedans, là où ils vivent // Donc, ça va / * / Moi aussi, je vais // Je ne sais pas quand / Le dernier poème / Je me penche au bord de / Chaque jour /* / Pour se couvrir Angèle enfile / Vite fait un pull »(p.134). Cette intrusion brève de lâauteure dans un poème à la 3° personne montre que le choix des personnages et des scènes nâest pas dû au hasard ou seulement esthétique ; il répond bien à une proximité émotionnelle, que cette familiarité soit de lâordre du vécu, du rêvé ou, comme ici, de lâanalogie : vivre « au bord ». Câest sans doute ce qui permet à Ariane Dreyfus dâévoquer avec autant de délicatesse les sensations ou les sentiments des personnages.

Si ce livre, plus que les précédents, est marqué par lâombre de la mort, il nâen reste pas moins dans la ligne de vie et de poésie qui est celle dâA. Dreyfus : il faut continuer à vouloir vivre, être heureux, et saisir la beauté quand elle passe, même dans le minime : « Est beau ce qui respire. Est belle. » (p.105), « Les fleurs ternies / De la toile cirée si souvent épongée / Les carreaux rouges et verts / Du tablier jeté sur la chaise / Le pot ouvert la confiture brille » (p.67) ⦠Et puis, après, « Va, poème, va » (p.61).

Antoine Emaz

Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants, Flammarion, 2016, col. Poésie, 180 pages, 16 â¬

 

 

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