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(Note de lecture) Ewa Lipska, "Lecteur d’empreintes digitales", par Mazrim Ohrti


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Posté 04 octobre 2017 - 08:53

 

6a00d8345238fe69e201b8d2b107ff970c-50wiAuteure polonaise, Ewa Lipska possède une Åuvre poétique imposante à laquelle Isabelle Macor continue de rendre justice en la traduisant une fois de plus. Ici, tout objet technologique est à même de revêtir les caractéristiques du « lecteur dâempreintes digitales », machine paradoxale des temps post modernes où lâÅil de Big Brother est inséré. Ainsi, ce type dâoutil que lâhomme légitime par son utilité quotidienne ne cache-t-il pas cette double fonction dâappréhender sa personnalité à partir de ses empreintes laissées ? Nâévoque-t-on pas, ici ou là, à mi-mot, le risque de voir notre technologie omniprésente et galopante se substituer un jour à la sensibilité humaine quâon jugeait irréductible et imprenable ? « Nous posons le doigt / sur le lecteur dâempreintes digitales / et commençons à faire lâamour. » Lâamour (acte inné par nature) vient après, seulement après. Nos gestes conditionnés sâimpriment selon une hiérarchie typique. Mais lâhumour parsème ce recueil. Humour comme mécanisme de défense et distanciation, un appareil critique au bout du compte. Quoi de plus naturel chez une dame dont lââge se mesure en années de sagesse. User de légèreté pour dire la gravité devient presque un jeu pour elle qui évite, on dirait par la danse, les pièges grossiers du cynisme codifié (donc fort démocratique) de notre temps. Bien au contraire, cette légèreté offre une poche de résistance solide et confortable contre lâabsurdité, la souffrance morale, lâangoisse existentielle ou même la mémoire plus ou moins traîtresse. Cette mémoire, tantôt lourde et affligeante, tantôt narguant le présent de sa douceur affable, tantôt enfin dont les perspectives se voient écrasées par des références dâune culture de masse toutes au même niveau à lâaune de leurs seules empreintes, leur rémanence. Et comme si la conscience individuelle fatiguée et usée nâen était pas moins complaisante, religieusement soumise : « Coca-Cola nous aime. / Ronaldo et le Pape aussi. » Avec lâamour et la révolte, lâhumour relativise la condition humaine, à défaut de lui donner du sens, mais dâabord lui sert dâinstrument de mesure : « Chaplin. Laurel et Hardy. Keaton / On éclate de rire. Chanceux / dâentre deux guerres⦠» Il est dans les tâches du poète de mettre en exergue lâimportance du geste aussi simple et ancestral que poétique (au sens créatif), opposé par exemple à ce que reflète notre culture du gadget, péremptoire : « Au téléphone dâun coquillage marin / une rumeur électronique. » Poids de lâhistoire, du temps qui passe, de la culture et mémoire personnelle nous soumettent aux grandes questions existentielles : « Peut-être quâil existe encore quelquâun / qui a trempé / dans la création de ce monde ? » interroge Ewa Lipska, innocemment, en vraie fausse provocation renvoyant à lâassertion nietzschéenne sur la mort de Dieu. Ce qui pourrait se résoudre par un slogan tautologique digne dâun Pierre Dac ou dâun Pierre Desproges : « La vie / douloureux moyen de prévention / contre la mort. » Le vers est souple et court, usant dâimages simples et sensibles, brutes sinon brutales, portant non moins à la réflexion quâune approche discursive sur des sujets ressassés ayant tôt fait de sombrer en radotages sophistiques ou superfétatoires. « Il sâagit par ces moyens esthétiques dâaffirmer encore et toujours une révolte consciente contre le monde », indique avec justesse Isabelle Macor en préface. Lâauteure donne lâimpression de porter un feint (et fin) sourire sur tout. Incrédule autant dire. Même lâoutil emblématique dâune époque, conférant à celle-ci une allure orgueilleuse, risque de sâen aller avec lâeau du bain selon la fameuse théorie du cycle : « Ça ne changera pas (â¦) / Le Dieu de lâInternet / rappellera ces mots (â¦) / Lâhémorragie venue de la mer / comme toujours / sâachèvera par un déluge. » Pour toute réponse à ce qui résiste derrière une ambiguïté : la mort impossible car inexpérimentée. Aussi, Ewa Lipska inverse-t-elle les données entre la fin du monde planétaire et sa propre fin venant après pour le coup. Elle apostrophe le monde comme une personne physique : « Je me débrouillerai bien sans toi va. / En fin de compte tu ne mâas fait aucun serment. » Là encore, le poème est tout incarnation lorsquâil est « sans domicile », ouvrant sur un sujet récurrent : « Parfois / les poèmes sont comme des chiens abandonnés / qui aboient à la poésie. » Si lâon remplace poésie par vie et poèmes par gens, on admet la portée politique dâune telle sentence, inutile de dire et redire en termes précis sur le mode factuel, tant le type de tragédie quâelle recouvre semble banal, noyé dans la surinformation au quotidien ayant à force conséquemment perdu de sa résonance. Mais la métaphore a ceci de constructif quâelle crée un espace de réflexion dâautant plus large, en évitant poncifs et tout risque de sensiblerie évanescente et substituable, quâelle trace en gras les contours de la réalité quâelle entend dévoiler. Incarnation encore des « projets dâavenir » en une voix demandant à ses porteurs « des années après (â¦) / Câest tout ce quâil reste de nous ? » dans un poème mettant en abyme un extrait des Quatre quatuors dâEliot. Êtres, choses et événements laissent aussi leurs empreintes (digitales) sur la page de la lectrice du monde quâest Ewa Lipska. La simplicité et le minimalisme apparents de sa poétique servent sa réflexion et sa description brutes (on dirait de décoffrage) et sans concession. Et câest là toute lâessence dâune poésie qui assume sa responsabilité sociale, sur un ton inflexible, devant le monde. Ce monde ou « Cette fiesta [qui tout compte fait] nâa pas dâhistoire. » Chère Madame Lipska. 

Mazrim Ohrti

Ewa Lipska, Lecteur dâempreintes digitales, traduit du polonais par Isabelle Macor, Lanskine, 2017, 80 p., 12â¬.

 

 

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