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(Note de lecture) Christophe Manon, "Vie & opinions de Gottfried Gröll", par Jean-Pascal Dubost


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Posté 08 janvier 2018 - 10:11

 

6a00d8345238fe69e201bb09e6a4ba970d-75wiCe livre est une perle fine d'humour et de drôlerie.

Le titre, évidemment, est une référence directe à La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne ; or, on lâa vu avec Testament (dâaprès F. Villon) ou très récemment avec Au nord du futur (titre emprunté à un vers de Paul Celan)1, Christophe Manon apprécie les appels intertextuels.
Tous les poèmes du Gottfried Gröll sont des onzains, aux vers coupés de façon à ce que lâenjambement, en soi, souvent, provoque une ambiguïté de sens ou un effet humoristique ou un étonnement suspendu et tire un sourire  ; leurs incongruités syntaxiques génèrent des incongruités de sens, des déboîtements intervenant dans le fil logique de la syntaxe qui tire sur le fil qui vous tient en lecture. On lit une prosodie très travaillée, et certains découpages et collages de phrases rappellent une manière dada de procéder, moins le hasard découpé.

La pratique intertextuelle de Christophe Manon est ici assez ludique, au sens où, nous orientant vers une piste (Laurence Sterne), il nous embarque vers une autre piste, en un pastiche dâhumour à la Lewis Carroll, voire à la Monty Python, usant d'un nonsense à l'anglaise made in France, où des télescopages inattendus pourtant banals provoquent des effets de surprise, une douce hilarité ; subtilement, il mêle l'autobiographie d'un autre au portrait de l'auteur en narrauteur ; ainsi, la piste d'origine, Sterne, demeure la principale, puisque le roman de l'Anglais est une parodie d'autobiographie. Christophe Manon, maniant avec adresse et gaiement lâabsurde syntaxique et de sens, ne nous propose pas un monde à lâenvers, mais une vision du monde chamboulée en en brisant la logique, « Demain dit-il j'étais de retour avec un beau soleil ». Il y a, dans ce texte, un émerveillement perplexe du monde. La dense qualité de ce texte tient de ce quâil ouvre de multiples entrées de lectures, car câest un jeu subtil de cache-cache intertextuel avec Stein, Sterne, Carroll et quelques autres.

Dans ce texte, le narrateur prend en charge un personnage, Gottfried Gröll, pour exprimer ses opinions sur sa vie et sur la vie, mais les opinions exprimées ont l'air d'une chaussette posée sur la tête en guise de bonnet. On peut supposer que Gröll représente un double anamorphosé de lâauteur (celui-ci a écrit, sous ce pseudonyme, un livre titré Vie & opinions, aux éditions Le Quartanier en 2007), qui sâamuse de cette mise en abyme parfois, provoquant des irruptions métaleptiques (venues dâun autre niveau de narration ou de l'autre livre⦠à la Sterne), dans un va-et-vient entre les strates narratives ; Diderot imitant Sterne, mais amusément. Le style, quant à lui, par moments, semble parodier des écritures poétiques de lâimpersonnel dans une façon notamment d'utiliser le verbe « être » ou de calquer la syntaxe anglaise, au moyen d'une langue parlée étrangement, qui cependant nous parle ; une syntaxe dotée de janotismes savants. (Car la langue de Christophe Manon est savante, jamais pédante.)

Christophe Manon toujours en ses livres pose un regard critique sur le monde, et dans celui-ci, il ne déroge point, certains poèmes relevant de la satire féroce :

« Politiciens c'est bonzes ramollos du cigare avec un esprit
de concierge en marmelade intégralement équipé
baratin et balivernes. Ça se trémousse du concept
à la va-comme-je-te-pousse mémé dans les orties
en débitant fariboles de calembredaines sans faire de mal
à une bouche et vice versa. Certains développent
des excroissances de la citrouille quâon appelle cheville.
Câest des pignoufs qui fabriquent du jus de clopinettes
à sâen faire péter lâartichaut rémoulade. On dit aussi
boutiquiers de charabia à la sauce de moucharderies ou
paltoquets babilleurs dâurlubeluteries façon galimatias. »

La satire est sociétale (nâoublions pas « & opinions ») :

« Les étrangers on leur demande leurs papiers pour
sâassurer quâils nâen ont pas et ça rassure. »

Dâune manière générale, par le truchement de son personnage, Christophe Manon pose un regard sur lâhumain par la logique paradoxale de lâabsurde, et quelques mots dâesprit qui confèrent une couleur ironique sinon satirique à lâensemble, mais toujours avec un sourire sérieux, et ce, sans jamais se départir d'un sens de la fraternité qui marque l'ensemble de son travail : « Gröll/vous salue bien dans le sens de la fraternité universelle. »

Jean-Pascal Dubost


1 Testament (d'après F. Villon), éd. Leo Scheer, 2011 ; Au nord du futur, Nous, 2016


Christophe Manon, Vie & opinions de Gottfried Gröll, Dernier Télégramme, 120 p., 13â¬


Lire plusieurs extraits du livre dans lâanthologie permanente de Poezibao.

 

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