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(Note de lecture) Fernando Pessoa, "Le Gardeur de troupeaux", par Marc Blanchet


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Posté 28 avril 2018 - 09:22

 

6a00d8345238fe69e20223c846aad8200c-75wiAvoir une intelligence littérale et non littéraire (la philosophie en est la manifestation la plus encline aux impasses), tel est le vÅu de lâhétéronyme de Fernando Pessoa, Alberto Caiero. Dès lors les choses nâexistent plus quâen leur nom : lâarbre est un arbre, lâoiseau un oiseau. Sont éconduits la métaphysique, Dieu et même Virgile â Le Gardeur de troupeaux pourrait être la forme moderne des Bucoliques, nâétaient ici les brebis mentales et lâabsence réelle de berger. Se définir soi-même comme élément dâune mystique est à la fois le refus de Caiero et son souci : comment être dans la conscience dâécrire tout en éloignant avec entrain, et non dédain, le maître-mot qui piège tout poème comme tout individu : la Pensée. Ici, elle rôde à lâimage de tout ce qui est vain et trompeur ; elle change lâexistence en mensonge et pervertit les sens. Elle nâempêche nullement, câest le paradoxe de cette fabrique dâécriture, le poème dâexister, et même de vivre. La vraie Vie est la recherche de Caiero. Elle doit passer par une nomination sincère, déjouer les extrapolations, reconnaître dans toute intellectualité une forme dâapproche erronée des choses. Être au monde sans trahir le langage est la promesse offerte au poète ; ne pas y parvenir un échec courant. Aussi ces poèmes de 1914 continuent-ils de fasciner : si écrire est entamer une narration, et ainsi déployer éventuellement un discours, lâauteur se retrouve face à ses nécessités : comment parler avec justesse sans interpréter, comment écrire une poésie conjuguant avec bonheur le sentiment et la pensée ? Justement, en nâinterférant jamais dans la vérité de ce qui est éprouvé. Pour cela, il faut accueillir ce qui ne demande quâà sâimprimer noir sur blanc, un dessin du monde dâoù nâémerge quâune seule puissance, entière quoique perceptible en parties : la Nature. Arbres, herbes, rivières, fleurs, vie animale, saisons sont la matière à laquelle il est demandé fidélité. Il sâagit de la convoquer afin quâelle vive de son inscription et nâait pour seule aura que cette sensation du monde, avec pour socle une intelligence littérale qui ait la vertu du conte : être à lâécoute des choses et vivre en intelligence avec ses désirs. Toute pensée pour Caiero est la crainte dâune interférence, pire : dâun éloignement. Heureusement, il existe une bonté native que lâécriture peut rejoindre, qui fait de ce long poème en parties, à lâinstar de la Nature, une quête humble, une attention. Pessoa connaît son Virgile comme il a lu La Bible ; il a éprouvé les charmes de la philosophie comme il en redoute les autorités. Il sait de même que la Mystique peut pousser de son coude cosmique la souverainement terrestre Philosophie ; il nâignore pas que lâHomme est lâobjet de ses croyances. Le Poème peut repousser ces Intelligences sournoises. Aucun triomphe sinon une osmose avec lâunivers. Le Gardeur de troupeaux signe le tour de force émouvant dâêtre lâexpression dâune vérité intérieure, défaite des entrelacs de la réflexion et des abîmes de la nomination, à travers une suite de sincérités critiques. Pas de douceur fausse ou faussée, ce livre est une adresse à lâautre, ce lecteur ; il donne au poème sa leçon suprême : faire confiance au langage. Si Dieu et compagnie veulent revenir pour livrer une explication, faire résonner des dogmes au sein dâexclamations sereines, la poésie leur joue un tour de passe terrible : elle prend un masque. La vérité de Caiero repose tout entière sur la fiction dâun état : celui dâun berger qui nâen est pas un mais se déclare comme tel afin dâécrire à distance des séductions littéraires comme des imitations. Sorti du flanc de Pessoa, Alberto Caiero opère une mutation singulière : pensé comme une part de soi, avec sa biographie dans lâensemble des hétéronymes, il est à son tour, par sa vérité intérieure et ses écrits, une incarnation. Il cesse dâêtre pensée pour devenir poème, livrant ses pensées sans les corrompre, appréhendant vers la fin du livre le don de sa poésie hors de lui-même, son ultime vanité. Son exigence lâinvite à terme à rejoindre la communauté humaine, à partager lâexpérience de sa solitude. À cette tâche, pour des enjeux communs autant que dissemblables, aucun hétéronyme de Pessoa nâa failli.

Marc Blanchet

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux, Poème dâAlberto Caeiro, nouvelle traduction du portugais, avec des variantes inédites,  par Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, Éditions Unes, 2018, 64 p., 17â¬
Sur le site de lâéditeur

 

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