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(Note de lecture) James Sacré, "Écrire pour t’aimer ; à S. B.", par Régis Lefort


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Posté 09 mai 2018 - 03:10

 

 « La jambe secrète de la poésie »

6a00d8345238fe69e20223c849cfba200c-75wiLes éditions Faï fioc, créées en 2014 par Jean-Marc Bourg, publient le livre de James Sacré, Écrire pour tâaimer ; à S. B., augmenté de S. B. hors du temps â le livre avait été publié aux éditions Ryôan-ji (André Dimanche), en 1984, à Marseille, avec des reproductions dâempreintes de Claude Viallat pour la couverture, mais il était indisponible. Cette nouvelle publication, enrichie de la dernière partie, constitue un nouveau livre et permet de redécouvrir un ensemble emblématique de lâesthétique du poème de James Sacré.

En effet, selon son avancée singulière de verset, où le vers est tombé dans la prose ou vice versa, on retrouve avec bonheur, outre un livre adressé à S. B. « en même temps quâà dâautres », une langue à la fois simple et émouvante. Si cette langue « remue [lâémoi du poète] avec le bruit des mots », le nôtre lâest tout autant. Peut-être, aussi, une forme de gauchissement est-elle à lâorigine de cette émotion : il sâagit ici de « raconter comment câest quelquâun quâon aime bien, dâêtre avec » ; et nombre dâexpressions disent ce gauchissement, comme une maladresse. Le poète semble également mettre en garde : « faut-il pas se méfier autant de croire / Que lâécriture peut briller à cause de son fond mal connu » ; et il avoue quâil fait inévitablement appel à un « souvenir mal précis » et quâil « sâempêtre dans cette histoire dâamour » quand son langage ne sâépanouit que dans un « silence et [des] mensonges mal musiqués ».

Devant sa difficulté à dire, il sâen remet à un « ange inventé », mais il est toujours malaisé de dire lâamour, dâencourager le verbe « aimer ».

        Comment célébrer avec assez de ferveur et de convictions parlées
        Nâimporte quel ensemble de gestes que ton corps magnifie
        À cause dâun sentiment (tellement vite, mais souvent)
        Qui fait chaud ton sourire ?

Il faut encore compter avec des sentiments « mal dépris les uns des autres », « des sentiments mal clarifiés ». Pourtant, une musique sâépanouit « en de la tendresse et le silence battant du cÅur », qui intègre « lâinutile tourment dâécrire ». Et, finalement, dans « la difficulté consentie », dans lâhésitation dépassée, le gauchissement se mue en « la jambe secrète de la poésie ».

        Ce que veut dire le verbe aimer jâai pour en mesurer lâimpact,
        Les gestes dâaujourdâhui ou bien lâinsensée rêverie
        Qui me revient souvent, lâespèce de bonheur qui bat,
        Pas plus dans mon cÅur, en fait, quâil nâest installé
        À des endroits plus intimes de mon corps ; je garde
        Auprès des miennes tes lèvres qui dorment.

Aimer est convoqué selon une déclinaison de lâintime : le geste, le timbre et le volume de la voix, le corps, mais aussi lâindécision, la solitude ou le temps. Non pas lâintimité, pour reprendre une différence établie par François Jullien dans son essai De lâintime, car celle-ci « fait tomber lâélan » et « raidit [le sujet] dans ses traits », mais lâintime dans lequel « sont ébranlés les rapports traditionnels du dedans et du dehors »1. Lâintime fait « basculer le lecteur de son dehors dans ce dedans partagé, il crée âlâententeâ humaine sans avoir à lâexpliciter »2. Dans le geste intime, ainsi sont les poèmes de ce livre, se révèle « ce quâon porte au plus profond de soi »3. Le corps est le poème et le poème est le corps. Le cÅur y bat son rythme à la mesure de lâintime ; il nâest pas question dâatteindre la vérité, car celle-ci est « mal discernée », mais « de toucher à de la vérité ».
Nulle pudeur dans lâintime. « Il y a câest sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire. / Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes. » Et lâon peut lire « slip », « poil », « bite » ou « cul », mais ces mots nâont rien dâobscène, ici, ni ne disqualifient lâintime : « Mais pourquoi tant sâindigner que je cause dâaffaires intimes, câest / Pas moins grotesque en somme que nâimporte quoi dâautre. » Peut-être faut-il lire ces mots comme une façon de battre en brèche la crainte de tomber dans la « mièvrerie », dans le cliché ou dans « dâinsignifiantes niaiseries » : la méfiance à lâégard « des sentiments qui profitent des dimensions de la nuit » ne doit jamais cesser.

Le poème fait-il son geste de poème, quâune façon de dire je tâaime le traverse « dans le silence battant du temps ». On le voit, du « silence battant du cÅur » au « silence battant du temps », il sâagit de peindre le passage comme dirait Montaigne. Mais une question se pose alors : si le cÅur, câest le temps, aimer, câest le temps, alors comment le poème peut-il restituer la complicité et la proximité avec lâêtre aimé et ce, même hors du temps ? En effet, aimer est peut-être « du temps distendu ». Le poète doit-il alors « introduire du temps dans les choses » et sous quelle forme, car il ne dispose que des « mots de tout un chacun ». Peut-être suffit-il de « mettre ensemble des mots qui musiquent » et un peu de silence, dâêtre simple sans être banal ou, justement, banal.
On en revient à une langue simple et émouvante. Mais il faut comprendre cette simplicité comme lâélégance même du poème, comme la voie dâaccès à une grande profondeur. Le poème de James Sacré emmène le lecteur dans sa phrase et possède cette puissance heureuse de « bousculer le cÅur ». Le poète a beau se demander « Redire dans un livre à nouveau publié / Ce qui fut dit dans le vivant / Si ça reste vivant ? », nul doute que lâon éprouve une émotion intacte, un plaisir renouvelé, et que se déploie du vivant.
Le poème est la présence même. Si le titre « Écrire pour tâaimer ; à S. B. » semble annoncer le livre comme le seul lieu possible de lâintime, celui-ci se révèle être, dans le même mouvement, la présence continuée dâune parole gardienne du temps. Il nâest, par ailleurs, pas certain quâune quelconque nostalgie élise domicile dans le poème de James Sacré, le vivant nây prendrait peut-être pas racine, et nous lirions alors seulement le livre comme un ensemble de souvenirs â camion, paysages, chèvrefeuille, campagne. Or, il sâagit du « vivant ». Que dit ce « vivant » ? Il nây a rien de nécessaire sauf être là, à chaque instant, de plus en plus. Le temps du vivant poème prend le pas sur le temps mort des horloges. Il est la proximité dans lâabsence. Hors du temps, câest dans le poème.


Régis Lefort
27-30 avril 2018

1 François Jullien, De lâintime, Paris, Éditions Grasset, 2013, p. 43 et p. 26.     
2Ibid., p. 110.
3Ibid., p. 47.     

James Sacré, Écrire pour tâaimer ; à S. B. suivi de S. B. hors du temps, Éditions Faï fioc, 2018, 101 p., 10â¬.

 

 

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