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(Les Disputaisons) La critique en poésie, contribution de Gérard Cartier


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Posté 12 septembre 2019 - 08:52

 

6a00d8345238fe69e20240a4d08ebc200b-100wiPoezibao propose une nouvelle rubrique, intitulée Les Disputaisons. Il sâagira à chaque fois de débattre dâune question littéraire, en donnant la parole à plusieurs intervenants sollicités directement par le site.

Poezibao inaugure cette rubrique avec une première série à parution aléatoire, qui comportera sans doute une quinzaine de contributions. Le thème : la critique en poésie. Cette nouvelle rubrique comme cette première Disputaison ont été conçues par Jean-Pascal Dubost (lire ici la demande adressée aux contributeurs sollicités pour cette première disputaison)

Une disputaison :
La critique en poésie

Issue de la disputatio latine, la disputaison (ou la dispute) était au Moyen Âge une pratique universitaire qui consistait en un débat dialectique oral rassemblant deux personnes dialoguant autour dâun problème théorique posé par un tiers (le maître) ; sans rhétorique, il sâagissait de raisonnement brut ; ce nâétait pas une confrontation. Nous avons demandé à plusieurs critiques littéraires de disputer par écrit autour de la critique en poésie, insistant auprès dâeux sur le fait que lâappréciation défavorable y est rarissime.

Troisième contribution : Gérard Cartier
Pour accéder directement aux contributions précédentes, cliquer sur la rubrique « Les Disputaisons » dans la colonne de droite, sur le site. 

Le pourquoi du comment

Posons-nous dâabord cette question vaguement saugrenue : pourquoi se mêler de critique de poésie quand on le fait en amateur, selon le mot de Valéry ? Pour moi, tout a commencé par un commentaire perfide de Gérard Noiret remarquant que si les poètes ne sâen chargeaient pas, on ne parlerait pas de la poésie vivante. Il a raison, on le vérifie aisément sur Poezibao⦠il a raison, bien sûr⦠mais pourquoi moi ? Je nâai pas la tête aux doctrines. Je ne mâen sentais pas capable. Il aura fallu un concours de circonstances pour que je mây risque, tardivement et avec hésitation : la retraite, mal nommée, qui laisse du temps pour lire et pour écrire, et la création de la revue Secousse, dont il fallait nourrir la rubrique critique.

Après neuf ans et près de 80 notes, on nâest plus tout à fait un débutant. Avec le temps, on se dote dâune méthode. La mienne est simplissime : noter en vrac les idées qui me viennent durant la lecture (thèmes, intentions, procédés stylistiques, références affichées ou occultes, etc.), sans retenue ni mise en forme, recopier les vers qui me semblent exemplaires et relever les poèmes à citer en intégralité. Les vingt premières pages dâun recueil me suffisent dâordinaire à décider si jâen parlerai et, dans ce cas, à définir les grandes lignes de ma note de lecture. Les idées, qui dâabord affluent, ne tardent pas à se répéter, sauf pour un auteur particulièrement versatile : je couvre rarement plus dâune feuille pliée en quatre, comme celle qui est à présent sous ma main â chacun a ses rites. Puis vient le travail de rédaction. Certains ont la plume facile. Ils vous dépêchent une recension dâun spasme de la main. Ce nâest pas mon cas. Pour une note qui coule miraculeusement, comme soufflée des cintres, vingt ne naissent que dans lâeffort et la longueur de temps. Il me faut deux à trois semaines pour extraire dâun agglomérat de notations disparates une pensée cohérente et ordonnée : longtemps, les idées flottent dans un brouillard ; les phrases boitent bas ; il est des mots qui jusquâau bout se refusent. Sâagissant de juger ses confrères, et par là-même dâêtre jugé par eux, comment se contenter du premier mouvement ?

En dépit des apparences, jâai commencé à répondre à lâenquête. Pourquoi se donner une telle peine pour un livre médiocre, alors que tant de bons livres passent à peu près inaperçus ? Le temps quâon y consacre serait mieux employé ailleurs. Il est peu probable quâune appréciation négative amende le coupable, dans le cas où elle est fondée ; et si elle lâest dâévidence, elle donne de son auteur la fâcheuse image dâun pisse-vinaigre sâacharnant à abattre ce qui est déjà à terre. Enfin, nous sommes évidemment faillibles, on ne peut pas exclure de passer à côté dâun grand texte, comme en témoigne amplement lâhistoire de la littérature. Les poètes qui ne nous touchent pas, les maladroits, les complaisants, les prétentieux, les rusés, les attardés qui labourent de vieux sillons, les alouettes qui se prennent aux miroirs du temps, laissons-les vivre en paix. Je nâécris donc jamais de critiques négatives. Pour autant, à partir du moment où lâon rend compte dâun livre parce quâon lâaime, quâon le trouve important ou original, il faut rester honnête avec soi-même. Il mâarrive souvent dâavoir quelques réserves. Dans ce cas, je les signale, sauf si elles sont mineures, mais en mouchetant le fleuret (à quoi bon blesser ? et est-on sûr, en donnant des leçons, de ne pas se tromper ?), ou en dosant le venin qui est dans la pointe â en le mélangeant de miel : comprendra qui pourra.

Je ne conçois de publier une critique négative que dans deux cas. Dâabord, pour un recueil dont on parle beaucoup. Ce on vise essentiellement les journaux et les magazines, y compris à vocation littéraire, qui se désintéressent presque unanimement de la poésie contemporaine â il aura fallu que Franck Venaille meure pour que la grande presse lui rende hommage. Au mieux, elle se contente de citer quelques vers dâun recueil récent ; au pire, elle se livre à des dépeçages à la Frankenstein. Il arrive pourtant que des journalistes sâentichent dâun auteur, ordinairement médiocre. Et on les voit tout à coup célébrer des vers millimétrés et des airs de flûte à l'oignon, ou bien les effusions dâun jeune prodige â ah, découvrir un nouveau Rimbaud ! Que faire, alors ? Si lâon est dâhumeur batailleuse, si, lisant lâéloge du poète Houellebecq, on sent son foie se gonfler et sâéchauffer, on peut bien sûr se mêler au débat â sans illusions.

Le second cas concerne les ouvrages théoriques et les anthologies. Je ne parlerai pas des premiers, que je ne lis pas : outre quâils sont souvent jargonneux, toute métaphysique de la poésie me paraît vaine. Mais ils appellent évidemment le débat, donc la critique, même âpre, pour autant quâelle soit argumentée. Les anthologies sont de même nature. Par la sélection ou lâexclusion des poètes, par lâimportance relative qui leur est accordée, par les notices qui les introduisent, elles expriment, consciemment ou non, une vision de la poésie : elles en sont la précipitation en acte. Il nây a pas (et câest heureux) de consensus sur ce qui est bon et mauvais en poésie. On le voit assez à la diversité des écritures louées par les critiques â sâil nây a plus dâécoles à proprement parler, il y a toujours des familles, parfois lâches, parfois étanches, souvent regroupés autour dâune maison dâédition (Al Dante par exemple). De temps à autre sâélève une dispute qui, sans avoir la vigueur de celles dâHernani ou du formalisme des années 70, nâen occupe pas moins un moment les esprits. Il y en a eu une en 2017, assez violente, à lâoccasion de lâédition de lâanthologie Un nouveau monde dâYves di Manno et Isabelle Garron (Flammarion), qui tente de tracer des chemins dans la jungle de la poésie française depuis 1968. Ces disputaisons sont légitimes, et même souhaitables, pour autant quâelles donnent lieu à une réflexion. On ne peut pas se contenter de sâoffusquer de lâabsence de certains et de la présence dâautres : chacun a son ciel et son enfer personnels, il serait extraordinaire quâils coïncident avec ceux de lâauteur dâune anthologie, aussi vaste et informée soit-elle. Câest la vision qui la sous-tend quâil faut analyser et éventuellement critiquer, surtout si elle est clairement énoncée, comme câest le cas de celle de Flammarion. Dâautres lâont précédée, avec les mêmes effets â celle de Jean-Michel Espitallier par exemple. Force est de constater que rares sont les commentateurs qui sâefforcent de leur opposer de vrais arguments, et a fortiori de développer leur propre conception. Pour en avoir élaboré une (dâampleur limitée) pour un éditeur étranger, je lâai constaté à mes dépens â et jâai été surpris par la violence lapidaire de certains.

Hormis ces deux cas, je crois peu utile de critiquer les poètes que lâon juge inintéressants. Pierre Jourde défend une position opposée : « Lâargument mille fois assené : ignorons les livres médiocres, ne parlons que de ce qui est bien, est celui de la critique de complaisance et sert à couvrir la défense dâouvrages indigents ». Cet argument est doublement fautif. Dâabord, au strict plan de la logique : parler de « ce qui est bien », ce serait « défendre des ouvrages indigents »â¦ Ensuite, Jourde fait à ses contradicteurs un procès dâintention : ils refuseraient de critiquer les mauvais livres par « complaisance ». Câest la reprise dâune idée rebattue, qui égale louange à flatterie et critique à vérité â idée que lâon trouve déjà, par exemple, chez Du Bellay :

Cent fois plus quâà louer on se plaist à mesdire :
Pource quâen mesdisant on dit la vérité,
Et louant, la faveur, ou bien lâauctorité,
Contre ce quâon en croit, fait bien souvent escrire.
(Du Bellay, Les Regrets, in Poètes du XVIe siècle, La Pléiade, p. 475)

Lâidée nâest pas dénuée de fondement dans les milieux où les enjeux de pouvoir sont forts, mais on nâest plus à lâépoque où les auteurs dépendaient pour leur subsistance de la faveur dâun prince. Il peut exister une relation de cet ordre lorsque le poète commenté est lui-même critique (le fameux « renvoi dâascenseur ») ou éditeur. On peut alors soupçonner lâauteur de lâéloge de céder au « soin de complaire » (câest pourquoi je me suis fait une règle de ne pas commenter le travail de poète de mes éditeurs). Hormis ces circonstances particulières, où le soupçon peut naître, en quoi faire lâéloge dâun livre quâon a aimé serait faire preuve de complaisance ?

Sans doute ne sommes-nous pas de vrais critiques, au sens de Pierre Jourde. Mais, pour le faire en amateurs, nous ne nous sentons pas moins tenus à certains principes : lire des écritures variées, même très différentes de la sienne ; tenter de les éprouver de lâintérieur ; sonder leurs potentialités, etc. Il reste quâon ne peut pas sâaccommoder à tout. Il y a des auteurs que je ne comprends pas. Jean Daive par exemple, qui sème quelques beaux poèmes au milieu dâun désert de pages où je cherche en vain un sens, même trouble, même lointain ou mystérieux. Je mây sens un intrus, je tourne les pages par acquis de conscience, pour pouvoir me dire que je les ai lues jusquâau bout â abandonner un livre est toujours un échec. Dois-je assassiner Jean Daive ? « Mais il ne sâagit pas de comprendre ! » me dira-t-on. Voire. Si lâon révoque la raison, il ne reste plus quâun chaos de mots, de sonorités et de rythmes qui me repoussent inexorablement. Que dâautres commentent ses livres, sâils le souhaitent. Sinon quelques saillies, je ne me sens pas capable dâécrire rien sur lui qui soit juste. Il ne mâest arrivé quâune seule fois dâécrire un texte négatif : à propos dâAnne-Marie Albiach, mais câétait dans un récit illustrant un genre littéraire, le pamphlet, et non dans une critique de poésie. (Je passe à dessein sous silence quelques notes peu élogieuses sur des manuscrits soumis au CNL en vue de lâaide à la publication : elles étaient à finalité interne.)

Certes, on peut facilement se laisser emporter par sa verve : comment résister au plaisir de dire du mal de ses semblables ? « Cent fois plus quâà louer on se plaist à mesdire⦠» Peut-être y aurais-je réussi si je lâavais voulu, ce nâest pas la tentation qui parfois me manque. Je ne me prive pas, à lâoccasion, de vilipender certains spectacles théâtraux : mais câest un tout autre univers. Si jây cède parfois en poésie, comme tout un chacun, câest en paroles â qui sâenvolent. Le genre est trop fragile, trop invisible pour contribuer à en dégoûter ses rares lecteurs. Du reste, ce plaisir bilieux est rarement récompensé. Un critique de poésie de la fin du dernier siècle est resté célèbre pour ses vacheries. On aura bientôt oublié son Åuvre de poète, quâon nâa pas envie de défendre, et qui dâailleurs ne le mérite pas. De ce dragon, hormis peut-être quelques poèmes pour lâécole primaire (« Janvier pour dire à lâannée "bonjour"⦠»), il ne restera que le fiel et lâarrogance. Combien de poètes a-t-il dézingué en public ? Je me suis bien gardé de le chatouiller après lâessai que jâen avais fait en privé. En réponse à un manuscrit que jâavais eu la naïveté de lui soumettre, il mâest chu des hauteurs un oracle assassin. Que croyez-vous quâil arrivât ? Me suis-je dit : mon Énéide est ratée, il ne me reste quâà la brûler ? Non, bien sûr. Jâai ourdi une vengeance hyperbolique, à quoi jâai eu la sagesse de renoncer â sinon en la transposant en poème â, et jâai persévéré. Ce quâil advint de mon manuscrit, peu importe : je veux seulement noter le peu dâeffet sur lâauteur dâune critique violemment négative. Je crois que nous sommes plus utiles aux lecteurs, et aux poètes eux-mêmes, en faisant connaître les bons livres qui relèvent peu ou prou de ce genre délaissé : la poésie.

Gérard Cartier


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