Posté 09 février 2008 - 06:54
Permettez-moi de payer ici ma tournée
Dans les cafés, on y va assez rarement pour boire.
On va s’y reposer, souvent. De sa promenade, de son travail, de ses emplettes, ou sur ses lauriers…
On va s’y sécher de l’averse ou de la suée tout en se mouillant le gosier.
On va s’y abriter du grand soleil comme du petit vent, de la pluie comme du froid. On y cherche le frais, le sec, ou la chaleur du radiateur…
On y attend, beaucoup. Son rendez-vous, son train, la fin de l’averse ou l’inspiration…
On y retrouve ses amis, ses collègues, son amour, sa solitude ou ses souvenirs…
On y travaille, pas mal. On révise ses cours d’étudiant, on corrige ses copies de prof, on y branche son portable…
On y aime, très souvent. On s’y embrasse, s’y tient la main, s’y regarde dans le blanc des yeux. On s’y parle, goulûment, ou sans rien dire…
On y lit, énormément. Des journaux, des romans, des rapports, ses courriels, des magazines, son horoscope…
On y écrit, souvent. Des lettres, des poèmes, des notes, des mots croisés, son courrier, ses réflexions…
On y pense, on y médite, on y rêvasse des somnolences, on y déguise des siestes en fumeuses contemplations…
On y passe beaucoup de temps, un peu voyeur, à regarder, observer, détailler les gens. A s’y comparer, envieux du lot des autres ou satisfait du sien. A critiquer in petto ou à mater secrètement le sexe opposé.
Et on est là , comme au spectacle…
On y écoute aussi, et beaucoup. De la musique, la radio, ou la télé, ou rien, le bruit de fond de la vie, mais surtout, volontairement ou non, ses voisins et leurs tonnes de conversations débiles et passionnantes, dont on se fout éperdument et qui nous captivent…
On y joue, inévitablement. Aux cartes, aux courses, aux fléchettes, au billard, au bingo, au Cote Match, au Goal, au Dédé, au tiercé, au Bancokénomorpioneuroloto si… Solitaire…
On s’y tait, mais surtout on y parle. A son voisin, à son téléphone, certains parfois tout seuls, le plus souvent quand même avec d’autres…
On y discute entre amis du spectacle qu’on vient de voir, du voyage qu’on vient de faire, de ses projets, de ses amours, des absents, de la pluie et du beau temps, de rien et de tout…On y refait le monde, on parle politique, boulot, famille, joie et petits ennuis, de la vie tout simplement. Et la soif vient en parlant, pour ne rien dire, et pour tout dire…
On y rencontre aussi des inconnus, on y échange des impressions, on y va de ses commentaires, on écoute ou on entend des petits bouts de vie, on s’apitoie ou on fait semblant, on vole sans le vouloir des morceaux d’existence à droite à gauche, et on se sent souvent moins pauvre et plus fier de la sienne…
On peut y faire des connaissances, ou, c’est selon, se féliciter de sa misanthropie…
On s’y réconcilie avec le monde, ou on s’en garde bien…
Et tout bouge autour de soi, va et vient sans pause, rentre et sort, s’installe ou
lève le camp, marionnettes qui viennent vous jouer leur petit bout de vie et qui s’effacent pour laisser la scène aux suivantes. Certaines attirent, intriguent, éveillent votre curiosité ou votre sympathie de spectateur, mais elles ont déjà disparu.
Ont-elles même existé, dans cet infime arrêt sur image de leur vie, aussi vite effacé de la vôtre que le garçon-metteur en scène a nettoyé leur table, libre pour un nouveau clap ?
Dans ce tournis, on a besoin de se fixer. On cherche le stable, le permanent.
On repère le patron, qui a un œil sur tout, la caissière qui ne dort que d’un et qui garde l’autre sur les consommations tippées. On s’intéresse au barman, grosse mémoire qui débite d’une voix forte ses commandes interminables…Et il suffit d’une heure à les regarder faire, pour être bien content du métier que l’on fait…
Bref, dans tes troquets, qu’on s’y sente tristounet ou heureux, à l’affût ou à l’écart, volubile ou taciturne, acteur ou spectateur, et, suivant son humeur, l’ambiance du lieu, et les hasards de l’entourage, qu’on le sente mal ou qu’on s’y sente bien, qu’on y soit triste ou gai, inquiet ou rassuré, réservé ou confiant, on se sentira toujours libre de prolonger d’un « La même chose, s’il vous plaît ! », ou de changer de crèmerie.
Voudrait-on, d’un mot, dire ce qu’on fait dans les cafés de Paris, je dirais qu’on y vit, bien sûr, tout simplement !
Et finalement, accessoirement, éventuellement, qu’on peut aussi y boire, à l’occasion.
Pourquoi pas ? Ne serait-ce que pour y justifier sa place de molesquine…
Qu’on ne se méprenne pas pourtant sur mon besoin de cette fréquentation ou la nature du bonheur qu’elle procure !
Je risquerais de passer pour un pilier de bistrot, quand la vérité est que je suis un homme de troquets. Ce qui n’a strictement rien à voir !
Si je plains le triste sort du premier, je revendique la moralité et l’humanité généreuse du second, et là est toute la différence.
Le premier est une brute qui boit, et qui goûte la mort à petit feu. Le second est un homme qui vit, et qui goûte la vie sous toutes ses formes. Le verre du premier est un refuge, un visa pour l’enfer, dans le dégoût de soi et le refus des autres. Mon verre est un prétexte, un passeport pour le monde, dans le bonheur de soi, et l’appétit d’autrui.
Le bistrot abêtit son pilier, qui s’y rapetisse, quand le troquet affûte son homme, qui s’y grandit.
Son verre recroqueville l’un sur son passé, quand il épanouit l’autre vers son avenir.
Aussi, à chaque fois que je « vais au café », je ne crains pas pour ma santé, ou ce qui serait pire, pour une réputation éventuelle de boit sans soif. Je me réjouis au contraire de ma pleine forme, et de ma soif de vie.
Je ne pousse pas la porte, esclave, de l’enfer honni qui m’enchaîne et me rendra pire.
Je pousse la porte, en maître, du paradis rêvé qui me libère et me rendra meilleur.
Paname ("Paris, ma mise en Seine..." De l'incontournable nécessité morale de la fréquentation de tes troquets)