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(Note de lecture), Pierre-Yves Soucy, D'un pas déviant, par Thierry Martin-Scherrer


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Posté 23 novembre 2020 - 11:13



6a00d8345238fe69e20263e97a0077200b-100wiD'un pas déviant/fragments de l'attente
 : Titre et sous-titre annoncent une Suite (au sens musical) : déviation bien sûr du marcheur, constamment détourné par les objets qui successivement requièrent son abandon passionné à l'Ouvert. Déviance aussi dans la relation à la langue, subvertie de toutes les façons, inclassable, au gré d'une syntaxe volontiers perturbée â immédiatement reconnaissable.
L'attente qui s'ensuit ne peut qu'être fragmentaire. La triple référence à Strauss, Porchia, Dupin indique la posture, impossible et nécessaire, à quoi le poète convie son lecteur. Et la dernière phrase de l'ouverture est sans ambiguïté : le « sens » en jeu n'est nullement celui d'une explication, d'une signification close, mais requiert bien plutôt une disposition, une ouverture du poète-lecteur la mieux accordée à sa porosité lucide au monde accueilli.

Un des charmes troublants de cette suite singulière tient à la motilité des points de vue, encourageant une proximité croissante du poète et de son lecteur, au point parfois que ce dernier se surprendrait à construire le poème dans les traces du poète, contribuant depuis sa posture silencieuse à une manière de création duelle. Frappante à cet égard la souplesse des indices personnels en fonction de sujets, implicites ou explicites ;: nous, on, deuxième ou troisième personne du singulier ou du pluriel, relayés fréquemment par l'infinitif, mode impersonnel... et davantage encore « incarnés » par une présence métonymique du poète/veilleur ;: l'Åil, la chair, le corps, la main (elle-même métaphorique de la tentative de saisie charnelle ou graphique)... comme si la place du sujet offrait une grande ouverture d'initiative à qui veut... entrer dans la marche.
L'écriture dans laquelle on pénètre avec circonspection, comme on ferait dans l'eau froide d'un lac de montagne, les sens aux aguets, saisi d'une prudence vigilante face à ce que chaque pas donne d'éprouver, cette écriture tient miraculeusement de deux langages traditionnellement séparés : celui de l'art abstrait, celui de la musique. L'art abstrait et l'on songe à Paul Klee, « l'Art ne reproduit pas le visible, il rend visible », donnant à espérer une tentative d'étreinte du Réel la plus totale qui soit, infiniment concrète chez celui qui s'y efforce avec la rigueur et l'intensité requises. Abstraite encore, la disposition des textes, sa sollicitation de l'espace, comme des gerbes ou efflorescences, voire taches de mots soumis à une conquête mûrement pesée de la page où ils sont projetés. On y perçoit d'abord des agencements de mots, dont le frottement aux choses évoquées â qui ne font souvent que traverser le grain du texte â aboutit à des espèces de concrétions atomiques sans cesse se reformant au gré des chocs où se rencontrent, parfois s'abouchent et déjà se quittent les mots (son et sens) et les choses. Ainsi par exemple de motifs récurrents â le gel, le feu, la lumière, l'aveuglement, l'Åil, la chair, la veille, la solitude, le pas, la lisière, le ciel, la terre, la bouche, la main, la voix, le silence, renvoyant tantôt au « sujet » anonyme, et tantôt aux choses, pour des rendez-vous à bas bruit, constamment frôlés ou remis. Ressort de la disposition des poèmes comme une tentation pour l'Åil de les considérer linéairement bien sûr, sous le contrôle des « strophes », mais aussi verticalement, ainsi que peut y inviter le rapprochement de telle ou telle séquence verbale, offrant alors la tentation d'une saisie globalisante du poème contemplé au-delà du texte.

La Musique, quant à elle, est constamment convoquée dans ces pages. Les mots qui s'y déploient évoquent par exemple ceux du récitatif oscillant et jouant d'une maillage subtil entre son et sens, et ainsi toujours débordés, ou plutôt excédés par-delà ce sens vers une orientation qu'ils ne font qu'essayer, dont la résonance se poursuit dans la conscience du lecteur-amateur-de-tableaux-musicien. Le matériau verbal explore toutes les ressources de l'art musical : tempos, auxquels contribue selon une économie rigoureuse la gestion des silences â entre les mots, à l'attaque des vers, entre les strophes..., engageant le lecteur à exercer son souffle, à le reprendre, à mesurer que la saisie verbale en appelle à un exercice spécifique de ce souffle. L'écriture musicale classique ne compte pas moins de sept silences ; on joue ici d'une palette très étendue. Procèdent encore d'un langage musical les séquences syllabiques, les effets d'écho, de reprise, de variations multiples, de ruptures de ton qui génèrent autant de modulations auxquelles contribuent comme des signifiants flottants dont la destination demeure suspendue sous l'Åil du lecteur avant de s'estomper dans la conscience.

Et nous n'avons pas évoqué encore ou quasi, ce qui est écrit dans ce poème singulier : c'est que tout passe par la forme, que ce poème fait ce qu'il dit en disant qu'il le fait sans toutefois le dire: work in progress dont le déploiement ne cesse de faire miroiter l'apparition et la disparition, l'impossible étreinte du monde, selon l'abyme d'une écriture dont la poursuite n'est jamais acquise â comme en sursis perpétuel, partant n'ayant de cesse d'interroger jusqu'à ses conditions de possibilité â ; d'ouvrir à d'improbables frontières toujours hors d'atteinte; de faire que l'on se tienne sur un seuil, une manière de laboratoire longeant l'appel du monde.
Le lecteur le sait bien : les paroles qui lui sont venues ne peuvent que laisser « toujours à la traîne cette part abyssale du réel sans laquelle elles ne seraient rien », même si elles ont tenté d'ouvrir un chemin.

Thierry Martin-Scherrer

Pierre-Yves Soucy, D'un pas déviant (Fragments de l'attente), La Lettre volée, 2020, 144 p., 19â¬.

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