Aller au contenu

Photo

(Note de lecture), Anne Seidel, Khlebnikov pleure, par Isabelle Baladine Howald


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 01 mars 2021 - 10:14

 

Solovki, la neige et la langue

                                                                                                                       à Jean-Pierre Sintive



6a00d8345238fe69e2026bdec0d82f200c-100wiAnne Seidel est née à Dresde en Allemagne en 1988 et Khlebnikov pleure, écrit en 2015, est son premier livre. Il est traduit en français, excellemment, par Laurent Cassagnau, qui réalise de vraies trouvailles : « irrlichterlirende Erinerung, souvenir errant-irisant, qui rend les sonorités allemandes en français, magnifique ! Il est édité en bilingue chez Unes. Ce premier livre est déjà un coup de maître tant lâécriture est tenue, comme captée, ainsi un coup dâÅil rapide mais sûr de lui, précis, sur un oiseau, un champ, une fumée. Un poème, Océan facile a été composé à deux mains, avec Hendrik Jackson.

Paysages dâhiver.
Paysages de neiges en Russie.
Neige sur la Neva, cristaux, vitres, glace.
Ce livre, plus russe quâallemand, est écrit dans une langue précise, limpide, un livre-train avec ses petits textes en longueur comme ce que lâon regarde à travers une vitre, déplacement à la fois lent et mouvant.
Son propos est pourtant complexe. Paysages, certes, mais aussi silences intérieurs, échos de lâhistoire tourmentée, mémoire, souvenirs, et le froid russe.
Une poésie à la fois introspective et en même temps objective, ne faisant pas appel à sa propre émotion mais à celle de ce qui lui est envoyé. Tout est sur le fil, tout est comme sur une plaque fragile de glace, dérivant. Pour autant rien dâéthéré, car dans lâhiver russe, dans lâhistoire russe, rien ne lâest.
Anne Seidel écrit comme il neige, ses mots tombent en silence et fondent en touchant la première matière un peu réelle, mais leurs traces subsistent.
Elle écrit la mélancolie de lâEst, cette Europe dont tant de voix se sont éteintes au XXe siècle, dans la confusion des territoires, leurs frontières piétinées, hantée par la Shoah mais plus encore par le Goulag, impossible à imaginer, difficile à décrire mais laissant comme une taie opaque que lâÅil sâefforce de percer, pour permettre à lâécriture de rendre visible, lisible.
Un poème au fond résume le livre. Solovki, du nom de lâarchipel où fut érigé un immense camp soviétique bien avant la terreur stalinienne (et demeuré bien après sous la forme du Goulag - voir lâénorme travail documentaire monté en deux films par Patrick Rotman et Nicolas Werth pour la chaîne Public Sénat. Câest ici, que « Khlebnikov pleure », avant lâheure mais pour tout lâavenir, pour tous les poètes russes qui le suivront et paieront de leur vie leurs vers épris de liberté :

« tout un paysage se convainc dâêtre muet, subjectivité sâécoule dans les veines, cherche, comme/ les cheveux séchés par le soleil, à être un souvenir de neige : « gardez-le silence svp »/Blocs de wagons serpentant, nuit après nuit, de part et dâautre de champs lourds de sécheresse, seul leur/ bruit, tirés par des mains noires ou des sons gutturaux de nuit bleue, sel./ Le lit de ballast de lâépoque : 12 mois sans bruit de bois »

Le livre aurait pu sâappeler : Se souvenir de Solovki :

« entrées, solovki, lumière dâun noir profond, signal de la ville.
opalisant, solovki, visages, infinités à force résonance,
quand tout sâeffondra, solovki, peut-être, pour finir cela tressaillit

pas de sortie, solovki, lumière dâun noir profond, signal de la ville,
opale de lâÅil, solovki, visages, quand à force dâinfinités tout
sâeffondra, solovki, peut-être les yeux dans les yeux. »

Les paysages semblent peints à lâencre de Chine (« pointes noires, lignes blanches, russie, désemparé sâinstalle/le silence »), oui mais lâon entend les tirs dans la neige, la fuite, la course, le couteau caché⦠
Ce quâil sâagit de sauver, ici, câest moins la langue que la neige, la blancheur, le paysage tout entier au fond qui se creuse jusquâà disparition, treize poèmes sont intitulés Absences, six Hygiène de la peurâ¦
La seconde partie du recueil est un peu plus abstraite mais tout aussi errante, il sâagit ici de qui écrit, qui marche dans la neige et cherche aussi à ne pas disparaître elle-même, « une autre présence ».

« madame,
 en fait vous ne devriez pas être ici ».

Heureusement, elle y est.


Isabelle Baladine Howald

Anne Seidel, Khlebnikov pleure, édition bilingue, traduit de l'allemand par Laurent Cassagnau, Ed Unes, 2020, 91p., 19â¬

(Ps : Un mini bémol, les deux exergues au début du livre sont en langues étrangères et ne sont pas traduites. On se débrouille avec lâanglais mais pas avec le russe⦠)


Extraits


« Je me souviens que je ne me souviens de rien, car ne rien/
comprendre est la seule possibilité de comprendre quelque chose

â¦

                        dans un lointain en situation
            cliquetis, bruissement
ou du verre embué
            images perdues
            lâinstant
deux
sur un vieux papier
peuvent nous effrayer
â¦

 vous vous accumulez, souvenirs, sous forme première, le pont des planètes, gaze noire de suie qui sâécrase,/avec le désir de lâévanouissement, dans les refuges dâun gris délicat, lâescalier tout entier tombe sur le/joueur : une authentique femme russe, à côté des pommettes jais et geai/et assaut de lettres fermées 

â¦

(yeux, chandelle de chambre) souvenir-errant-irisant crisse harassé, lumière magnétique sur rétine/harassée, intérieur de lâÅil voilé paralysé, une image de protocole muet (fils, fibres, paupière sur Åil lavé/sâenfuit vers le haut, suivant des boucles de solitude comme le TGV. 

â¦

Fidèle encore à la langue jusque dans lâéchec, la neige est sauvée juste avant de disparaître en devenant plus froide/un train de nuit en fer passe à côté de toi entraîne le silence derrière lui, les tempêtes en tombant/entortillent de lâextérieur les fenêtres.

â¦

La langue qui nous recueille est gelée, elle nous fournit la punition de ces années, comme jamais/ ils dégagent la neige, sur lâair flotte le plumage dâun grand nombre de vieux scélérats utilisés.

â¦

une autre présence, là où je suis par une erreur,/pourquoi ça initialement ?/absence du regard qui a toujours déjà tout vu.
â¦

madame

en fait vous ne devriez pas être ici. »




OToyw_Qz6Mk

Voir l'article complet