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(Note de lecture), Ruth Lillegraven La Serpe, par Yves Boudier


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Posté 26 avril 2021 - 09:19




6a00d8345238fe69e20263e9a0a4c9200b-100wiSimplicité et profondeur. Voici les deux maîtres mots pour qualifier ces poèmes si lâon assume dâen parler alors que le silence de leur lecture intime sâimpose en deçà et au-delà du sens quâils distillent vers après vers, page après page, en quatre temps et un épilogue. Toujours dâune apparente modestie de propos, mais lourds dâaffects et dâune résignation sensible à un bonheur possible, ces vers fécondent en nous le partage ému du temps qui façonne une parentèle et son histoire enchâssée dans un pays de neige et de pauvreté. Ses espoirs aussi, sa joie dans la peine dépassée, sublimée. Distiques, parfois tercets, quintils, quelquefois au seuil dâune prose mesurée et vindicative en ses chutes.

Un livre ardent, glaçant comme une brûlure peut lâêtre, une effervescence de blancheur parmi les arbres abattus où lâours rôde, où lâaïeul disparaît, où lâenfant plonge dans lâeau luisante, linceul pailleté de flocons et de neige envolée. Où seule demeure une voix, tour à tour masculine et féminine, Endre et Abelone, sâemparant des prénoms dissipés, disséminés entre les générations mais qui, comme la pierre dans le lit du fleuve ou le coquillage sur la roche marine, sâattachent à jamais au roman dâune famille, dâune saga minuscule sans majuscule nominale aucune. Ainsi les identités humaines se mêlent et se confondent-elles aux éléments premiers dâune nature dont la présence cadre et détermine chaque geste, chaque répétition des mouvements fondant une présence et une adhésion au monde, au travail de la terre et des saisons. Car il faut prendre et reprendre lâoutil : il prolonge la main et donne corps à la mémoire dont il instruit les effets sur la vie réelle, pulsion du quotidien, battement discret dâun cÅur partagé à travers les âges, « et fais ce que tu dois faire // nâoublie pas que tu peux tout faire / et tout être ».

Lâêtre lui-même se recompose dans la descendance, la conquête de lâunité natale, telle la floraison qui prélude le fruit, précède la graine, perdure et perpétue. La nature fait le lit des étreintes, mais si elle donne, elle reprend aussi, certaines de ses greffes rencontrant la mort avant la conduite à son terme attendue dâune vie. Sur ce mode duplice, vie et mort entrelacées, se noue lâacquiescement des hommes à la loi naturelle : avoir un but, au risque de disparaître alors que lâexistence naît de lâunion dans un devenir commun, un devenir autre et, en réciprocité, de lâalliance dans une possible dissolution cosmique. Un but jusquâà la mort du père et la survenue de la maladie, actrice de la répétition, dâun battement du cÅur qui sâéteint comme les rames frappent la surface de lâeau du fjord, signant à chacun de leurs mouvements le montant et le descendant de la Lune et des générations. Et, plus cruelle encore, jusquâà la mort de lâenfant sans naissance, cette « chose rouge que jâai enterrée sous le pommier dâhiver près de la grange ».

Alors le silence. Le silence, paradoxale seconde langue impossible à rompre pour sâouvrir à la promesse dâune vie nouvelle. Dâun corps qui palpite, mais soumis de lâintérieur à la violence incarnée de lâours, figure mythique de la force vaincue métamorphosée en noirceur. Lâours est entré en lâhomme. On ressent là un dépassement du naturel vers une humanité corrompue par le saccage animalier. Lâemprise de la maladie dont Endre est la proie signe cette possession ursine. Câest alors lâabandon du passage de témoin que la saison conteste et qui ne sâincarne plus dans le corps et les gestes dâun être dont lââme nâest plus habitée par la présence de lâaïeul, un être devenu lâhéritier malheureux qui à son corps défendant trahit, malgré son désir, le cours vécu comme naturel des choses de la ferme, véritable creuset où se consume son histoire séculaire. Un homme entravé par le bât de la douleur tel le voyageur égaré de Descartes qui doit marcher le plus droit possible sâil ne veut errer dans la forêt au risque, ajouterai-je en parallèle, de la rencontre avec lâours, animal sauvage prisonnier de son vaisseau de glace et de forêt, ou monstre blanc que lâon porte en soi. Lâerrance lâemporte sur la droiture du destin. Mais une errance prisonnière, tout intérieure.

Cependant le livre, la lecture. Celle du dictionnaire venu du monde de lâexil. Lâautre langue, la langue de lâautre, qui va sâinsinuer mot après mot, jour après jour et instiller un renversement des polarités qui font que le monde retient lâesprit et le corps. « Et je cesse de me taire ». Sortie du silence, la langue renaissante nomme dans un ailleurs verbal le proche qui ainsi sâéloigne et revient autre, renverse les certitudes et ouvre le champ des peurs à vaincre, désormais rendues visibles : les signifiants changent mais les signifiés gagnent en présence, en force et en abstraction, instruisent les images qui font ressentir lâespace entre la pensée et une langue qui donne nom, qui conduit au sacré, au presque sacrifice de soi. Un parler qui délivre et sâouvre comme la pomme de pin dont les écailles sâécartent pour libérer les amandes. Et le monde ancien et le monde à venir se rapprochent. Les opposés sâassemblent et la ronde des contraires cercle lâespace et le redéfinit. Le dodo, animal disparu sâil en est, vient à point contredire la violence de lâours. Il signe toute disparition et rend possible lâirruption dâun monde autre. Lâantipode absolue : niagara, phacochère, potomac, tahiti et garibaldi !

Renommer de la sorte le monde pour continuer de vivre , au risque heureux de sombrer sous des apparitions, brassage des mondes, ceux du lumineux et de lâobscur, du brûlant et du glacé, du conquis et de lâimmobile, du choisi et du contraint, pour accéder au bonheur de sâembarquer vers le grand sud, à la rencontre de lâautre qui tend le rameau vert pour triompher du noir. Les mots appris, seconds, offrent sous leur délicate sonorité lâessentiel recomposé et le naturel consenti, les plantes et les fleurs qui illumineront le fjord et réfléchiront lâimage de Vénus et de la Lune :  toutes deux éclairent, tel le reflet sur la lame de la Serpe, les roses trémières au moment où la femme se meurt, Abelone, exclue du dictionnaire qui emporte Endre, lâhomme, hors de sa langue native et lâabsente, « jusquâà ce que je sois rien, que je sois tout / que je sois everywhere ».

Or, à mesure que les mots de lâautre langue sâaccroissent et se donnent en partage, la mort sâapproche nimbée de lumière, suscite le refus de la terre noire et la volonté de reposer nu, dâenfanter une fleur de tiaré, improbable et sublime rêve sur un sol de neige. Alors reparaît Knut, le parent émigré. Revenu et sitôt reparti, lui aussi exclu dâune langue devenue propre à une femme et son homme, leur beau sabir né des livres que lui-même pourtant leur avait envoyés. Et câest Endre, lâhomme qui souffre, qui pénétrera le premier dans lâautre monde lorsquâau loin le bateau emportant Knut se métamorphose en cygne. La neige tombe sur les paupières dâAbelone, la femme qui chante, « car tout ce qui arrive / est déjà arrivé // et tout ce qui arrive / arrivera encore ». Hors de toute vanité, elle poursuit, obstinée et lucide : « et tout vient en son temps // un temps pour naître // un temps pour mourir // un temps pour semer // un temps pour récolter » [â¦] « nâoublie jamais ça // et souviens-tâen toujours ».

Certes, je ne connais pas la langue norvégienne, mais je sais que la traduction dâAnne-Marie Soulier est remarquable car elle sâefface au profit de la révélation dâune pensée en vers délicats et sublimes de simplicité, nés dâune prosodie discrète et profonde. Pour avoir lu à maintes reprises des poèmes traduits, avoir souvent éprouvé lâaccroc entre les langues, je nâai jamais, en parcourant ces pages, suspecté une maladresse, repéré un effort vers une possibilité fragile, une audace décalée ou la trace dâune difficulté dans la transposition en français des émotions que contient chaque texte. Sous nos yeux ravis, voici une rare isomorphie des langues. La réussite de cette traduction tient à son refus de lâexotisme et à son consentement portant aux singularités, linguistiques ou de culture, propres à lâunivers de Ruth Lillegraven, à un effacement de la distance entre les langues qui produit un effet dâévidence, une précision sans concession dans la violence et la tendresse de ce paysage humain à la fois éloigné et si profondément parallèle au nôtre : cela est rare et mérite dâêtre souligné.

« Alors je dis snow. Snow snow snow, je répète le mot encore et encore. Snow snow snow. ». Avec La Serpe, nous ne regarderons plus la prochaine lune montante du même Åil.

Yves Boudier

Ruth Lillegraven, La serpe, traduit du norvégien par Anne-Marie Soulier, aquarelles Olga Korableva, Lanskine, 2021, collection « Régions froides », 142 p., 16â¬


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