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(Note de lecture), Layli Long Soldier, Attendu que, par Frédéric Dieu


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Posté 28 avril 2021 - 08:45



Layli Long Soldier : Que faire des excuses.

6a00d8345238fe69e20263e9a114b0200b-100wiQue faire des excuses. Suivi dâun point et non dâun point dâinterrogation.
Car Layli Long Soldier, jeune femme et poète appartenant au peuple sioux oglala et vivant à Santa Fe (Nouveau-Mexique), nâa que faire, ne sait que faire, des excuses présentées par le Congrès américain dans sa résolution dâavril 2009.

Rien à faire mais beaucoup à dire : la langue et la repentance officielles ont au moins ceci dâutile quâelles invitent la jeune poète à chercher une façon de reprendre contact et langue avec la terre, lâhistoire et les mots de son peuple. Cela donne Attendu que, premier livre de lâauteure, paru en 2017 et couronné de plusieurs prix (notamment le National Book Critics Circle) : une réponse poétique à un texte juridique mais aussi, par lâexploitation de toutes les ressources de la poésie, une réponse politique à un texte politique.

Car, pour lâauteure, cette résolution du Congrès, loin de libérer une histoire et une mémoire par la parole, loin de révéler ce qui a été tu, minoré ou falsifié (lâexploitation et les massacres des populations indiennes, leur confinement â bien plus tragique que le nôtre â dans des réserves), vient au contraire consacrer et figer une relation de colonisateur à colonisé. Jusque dans cette démarche même de repentance où celui qui présente ses excuses, à partir de sa propre lecture des faits et dans sa propre langue, cherche plus à éteindre une dette et une mauvaise conscience quâà engager un dialogue de peuple à peuple. Cela en manifestant, par lâusage précisément de sa propre langue, la définitive victoire du colonisateur.

Et câest au fond ce que lâauteure, dans son livre, va tenter, non pas de critiquer ou de contester frontalement mais de délégitimer et ce faisant de révéler : révéler la sorte dâimposture voire dâironie que recèle la déclaration de repentance. Laquelle nâapaise pas mais réveille une immense douleur, douleur des peuples que lâon a privés de leurs terres et de leurs langues, de leur histoire et de leur liberté : cette déclaration apparaît alors comme une toile dâaraignée les emprisonnant et les étouffant dans les mailles de ses paroles.

Dâune grande diversité et inventivité graphiques, Attendu que figure un combat mené pour la survie sinon dâune langue du moins dâune appréhension du monde nourrie de ses termes et échappant par-là à la mutilation quâimpose le recours à ceux de la langue de lâoccupant. Ou du moins ne cachant pas cette mutilation (nous ne pouvons ici reproduire tous les accents figurant sur le terme traduit) :

« Parce que wahpanica signifie nâavoir rien à soi⦠je supplie le dictionnaire dâapprendre un mot pour pauvre virgule dans un langage que jâose appeler mon langage virgule qui suis-je. Frisson envahissant ma bouche barbouillée simplement de lâhuile à la surface virgule parce que je me sens wahpanica je me sens seule. Mais câest une traduction débordante pour comment je ne réussis pas à dire ce que jâai à lâesprit virgule la douleur méta-locutoire dâêtre pauvre en langue » (p. 54).

Dans les mots de la tribu, dans la langue de son peuple, lâauteure ne fait cependant pas que réaliser sa pauvreté. Elle y puise aussi la force de lâhumilité, la sagesse et la richesse, quelque chose dâuniverselle valeur :

« ATTENDU QUâenfant je ne désirais pas faire partie de ceci mais plus que tout être une partie. Un morceau combiné aux autres pour faire un tout. Un peu mais pas le tout de quelque chose. En lakota on dit hanké, un morceau ou une part de quelque choseâ¦Je sors en me souvenant que pendant des millénaires nous nous sommes appelés Lakotas, ce qui signifie ami ou allié. Cette relation à lâautre. Un peu mais pas tout, néanmoins notre part du tout ; » (p. 76).

Toutefois, même si elle est parfois éclairée par lâenfance et la maternité, la première partie du livre se clôt par le récit de la pendaison de 38 Dakotas tandis que la seconde sâengage dans une déconstruction personnelle de la déclaration du Congrès. Il sâagit chaque fois de prendre lâoccupant et le déclarant à ses propres mots, de les retourner contre lui par un mouvement de boomerang. Ainsi, le commerçant qui conseillait aux Indiens mourant de faim de manger de lâherbe est retrouvé mort « la bouche farcie dâherbe » (p. 63). La formule du Congrès selon laquelle « Les peuples premiers sont dotés par leur Créateur dâun certain nombre de droits inaliénables » est comme renvoyée à son auteur : pourquoi « le Créateur opposé à leur Créateur » (p. 82).

Et câest plus généralement le juridisme condescendant de sa formulation qui est retourné au Congrès : en particulier cette locution Attendu que (whereas en anglais), solennelle et supérieure (nos décisions de justice françaises lâont récemment abandonnée), rigide et déclamatoire, intimidante, en un mot : formelle, qui voudrait convoquer et convertir à sa formalité les peuples sauvages. Cette locution, lâauteure la retourne aussi à son expéditeur : « attendu que, jâai appris à exister et ce sans votre formalité, salières, assiettes, nappe. Sans la plus petite conjonction pour le connecter. » (p. 91)

Lâentreprise poétique vise donc à retourner et révéler la posture et les termes de la déclaration dâexcuses. Mais elle vise aussi à figurer, à représenter les mutilations subies par les peuples dits premiers, par une sorte de « désossage », dâoblitération et dâisolement des principales choses et valeurs détruites. Ainsi, un poème (p. 95) vient ôter les termes correspondants de la retranscription de la déclaration du Congrès, les remplaçant par un espace vide entre crochets (« [     ] ») : câest le poème figurant sur une page suivante (p. 97) qui révèle ces termes en les isolant, cet isolement matérialisant graphiquement la perte et son ampleur ([spirituels], [croyance], [Créateur]â¦[coutumes], [enfants], [familles]â¦[langages]).

Façon de dire que les dommages causés sont irréparables et irrémédiables, ce que révèle aussi, de manière ironique et dramatique et dans un raccourci édifiant, le sort fait aux dents des Indiens :
« Les soins de santé pour les Indiens sont garantis par traité mais à la clinique les fonds limités nâautorisent pas à soigner au-delà dâun plombage. La solution offerte : lâarracherâ¦Bien quâà la racine de réparation il y ait réparée. Ma dent ne repoussera plus jamais. La racine, partie. » (p. 96)

Frédéric Dieu

Layli Long Soldier, Attendu que, traduit de lâanglais américain par Béatrice Machet, éditions Isabelle Sauvage, 2020, 122 pages, 24 euros.

Lire un grand extrait du livre en cliquant sur ce lien.




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