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Voici les notes que m'a demandées un élève en français il y a six mois - pas un élève à moi... Mais comme nous aimons bien échanger sur la poésie il m'a dit : " tiens un sujet pour toi !" (En fait il voulait que je lui fasse son devoir. Mais je n'ai rien rédigé !)
Le fameux sujet ? "En quoi le poète est-il - ou non - un voyant ?"
ce sont des notes en speed, je lui ai donné autant d'éléments de réflexion que je pouvais et j'avais peu de temps
je ne sais pas si vous serez intéressés, des choses se rapportent à la discussion engagée entre plusieurs, mais j'ai ratissé un peu large alors c'est long
YO, JI-BI !
. quelques extraits (notes correspondance ou articles) puis des réflexions instantanées.
. Si tu penses que cela peut illustrer ou enrichir ta tapisserie…
. A toi d'intégrer le matériau La greffe n'est forcément pas easy… Je note comme →ʘ (important) ce qui n'est peut-être important que pour moi, bref, tu as compris)
" en quoi le poète est-il (ou non) un voyant ? "
J-B, ton intro m'a semblé très bonne. Voici ce qui me vient, regarde seulement si tu as oublié des trucs intéressants :
1 - DEFINITION DU POETE
(Là je suis obligée de borner à : Culture occidentale européenne)
- Poète, le poieîn grec : le faire (je dis moi : la façon, la manière, le métier, la technique…)
ποιητής poète « auteur, créateur; fabricant, artisan; qui compose des vers, par extension qui compose des ouvrages de prose, des discours, de la musique, etc.
(Au XVIIe siècle Boileau – le législateur de l'art des vers classiques « Grand Siècle ! » - appelle poème… tout roman.)
On parle encore, en peinture, de « poésie muette »…
- En 2008… Un Français contemporain peut-il se faire une idée précise de ce qu'est un poète ?... « Celui qui fait de la poésie » bien sûr…
Mais…, qu'est-ce alors que la poésie, quel(s) poète(s) la représente(nt) le plus fondamentalement ?
→Aïe aïe aïe ! Variété, diversité totale des Å“uvres et des auteurs :
. Figures officielles imposantes (Hugo – puissance des transports romantiques…), référentielles (Racine – maîtrise de l'élégance rhétorique…), plaisantes (La Fontaine…)
. « Poésie en prose » - abolition de la distinction de M. Jourdain « tout ce qui est vers n'est point prose » etc. : poètes en prose XVIIIe s. Evariste Parny, XIXe s. Aloysius Bertrand,
. Figures exotiques : depuis les poètes étrangers composant en français (Rilke) jusqu'aux traducteurs des poètes de l'Orient, de l'Extrême-Orient…
→ʘ Au XXe siècle le mouvement SURREALISTE privilégie d'autres FIGURES du POETE
(cela me semble important car résumant les idées les plus actuellement répandues au sujet du poète et de la poésie – puis ça va étayer les histoires de voyants) :
DANS LA VIE le Surréalisme privilégie
- les figures dont autant que l'œuvre, l'exemple de la vie heurtée cristallise l'aspiration à briser les routines socioculturelles (Villon, Lautréamont, Verlaine, Rimbaud…)
Cette vision surréaliste influence des générations de poètes jusqu'à nos jours : poètes bourlingueurs, poètes junkies (Cendrars, Kerouac – la dérive, l'anomie, conséquences de l'angoisse de « la présence au monde »)…
→ʘ- déplacement de la recherche poétique à la recherche d'états de conscience modifiés, - « dérèglement de tous les sens » rimbaldien, consommation d'hallucinogènes (Baudelaire, Artaud, Michaux…) censée ouvrir les yeux de l'esprit sur des visions autres, d'un réel invisible)
DANS L'ECRITURE le Surréalisme prône
- Le rejet des formes fixes (sonnet, alexandrin…, lois du nombre ou de la rime…) va de pair avec le rejet du conformisme socioculturel, remise en cause accentuée par la confrontation littéraire à l'exotisme des textes traduits
- L'image littéraire, visuelle (celle portée par la signification des mots) prend le pas sur toute considération d'exploration des couleurs phoniques de la langue – renversant par là -même la plus antique frontière poésie-prose (l'antique rapport poésie-musique est aboli)
« N'oublions pas que nous sommes contre la musique. La musique est notre ennemie n°1 » (André Breton)
- L'exotisme métaphorique, l'éloignement des formes logiques admises (le délire verbal même) sont les premiers critères de la dimension poétique d'un texte littéraire
AUJOURD'HUI ?–
Les slogans radicaux « Tous poètes » « Tout est art », tous mots d'ordre et procédés des années 1920 sont passés dans les têtes - encore actifs, au moins sous-jacents – relayés par la Sorbonne, les derniers survivants, puis tout l'enseignement - dès le primaire, - et inscrits et présents dans la mémoire collective. ILS SONT DEVENUS LA NORME.
« J'ai envie de dire que, quand tu ris, tu es poète » (Jacques Roubaud).
AUJOURD'HUI toujours
- Décloisonnement culturel : un rimeur, un chanteur de variétés, un professeur au Collège de France mais aussi bien un réalisateur de cinéma, un mime…, peuvent être également considérés comme poètes (Racine, Serge Gainsbourg, Yves Bonnefoy, Charlie Chaplin, Ronsard, Marcel Marceau…)
(Petite note traversière : « Poète » reçoit encore d'autres sens dans l'opinion courante - non forcément « cultivée » - comme ceci : C'est un poète (= il est fantasque, lunatique, bohème) ! ou encore : C'est un poète (= un intello ennuyeux) !!!)
NB. Idée et exclusion conséquente :
En 2008 toujours nous considérons - du moins nous autres gens « cultivés » - a priori sans doute, mais légitimement - qu'une personne pratiquant une forme d'écriture rigoureuse appuyée et dégagée de modèles donnés par des poètes « classiques » (ces derniers toutefois encore au programme de l'enseignement littéraire) ne sera que difficilement admise en tant que « poète »..
→ʘ Mais cette observation de Paul Valéry reste d'actualité :
→ʘ « La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie » (Tel quel, 1941).
AUJOURD'HUI la poésie (mais aussi bien les autres arts, musique, peinture, sculpture…) peut être tout ce que l'on veut. (Désolée je t'aide pas beaucoup mais c'est comme ça)
2 - DEFINITION DU VOYANT
1871, Rimbaud définit le voyant : « Poète qui voit ce qui est inconnu aux autres »
L'attachement de l'idée de poésie
- aux domaines non scientifiquement répertoriés,
- aux choses vagues, aux abstractions métaphysiques,
- à la prospection théorique,
- à la narration de visions délirantes ou à leur transposition dans certaine incohérence ou modification de cohérence verbale (l'écrivain censé être en proie aux spectres de son expérience au moment où il la relate, ou censé la restituer)
cet attachement accepté de l'idée poétique prédispose à relier cet art aux ouvertures sur des formes de domaines métapsychologiques.
[Métapsychique ou partie de la métapsychique. La métapsychologie concerne la clairvoyance,- mais aussi la télépathie, et la « prosopopèse », ou « changement brusque, spontané ou provoqué, de la personnalité psychologique »]
→ (YO ! JB ! Est-ce que ce n'est pas en rapport avec ton « clinamen » ?)
VOYANT (Dictionnaire) :
xiiie s. voiant « celui qui prédit l'avenir ; prophète »
1837 « personne douée de seconde vue » (Balzac, C. Birotteau)
1842 « nom donné aux gnostiques et autres sectaires qui prétendent avoir des connaissances surnaturelles » « qui fait métier de lire passé et avenir »
3 – ET UN POETE - VOYANT, UN !!! (Addition) résultat-test positif ou négatif ?
« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. » Rimbaud, Lettre à Demeny
Rimbaud condamne presque tout ce que l'art poétique a produit avant lui. Ce n'est qu'un « jeu d'oisif », ou « de la prose rimée ». Il excepte les Grecs chez qui « vers et lyres rythment l'action ». Il rêve d'une poésie future qui celle-là sera « en avant », œuvre, acte d'un poète parvenu à l'état de voyant par ce « long dérèglement de tous les sens »
Le programme de Rimbaud est des plus virulents. Il tente toute jeunesse – tant soit peu révoltée – d'y souscrire sans réserve. Il nous tente également de le prendre, lui, le programme, … pour l'œuvre même – sa tonitruance étourdissante incitant à confondre le projet et son accomplissement.
Mais observons que de toujours, avant Rimbaud comme après lui, les poètes ont proposé des explications ou des programmes concernant la fonction « exploratrice » ou « investigatrice du monde » qu'ils assignent à leur art :
→ʘ
Victor Hugo : « Au reste, le domaine de la poésie est illimité. Sous le monde réel, il existe un monde idéal, qui se montre resplendissant à l'œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses. » (préface des Odes - 1822)
Jean Cocteau : « Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. » (Le Secret professionnel)
A Paris, des lettres d'or inscrites sur le fronton du Trocadéro portent une idée semblable à celle de Cocteau :
« Choses rares ou choses belles – Ici savamment assemblées – Instruisent l'œil à regarder – Comme jamais encore vues – Toutes choses qui sont au monde »
Paul Valéry, 1937. Mais la richesse est là dans le musée visible, tangible…
Quid d'un poème enfermé dans un livre ? Quid de la lumière révélatrice appelée par Cocteau ?
Par quoi, quels actes, quels œuvres, quelles mises en jeu réelles, risquées, périlleuses ( ?!) les poètes concrétisent-ils leurs jolies ambitions ?
→ʘ
VERS ET LYRES RYTHMENT L'ACTION ??? (Rimbaud)
CRITIQUE :
«Les Illuminations de Rimbaud (…)
Il est vrai qu'emprunté à l'anglais, le titre renvoie aux « painting plates » ou « colored plates », - en français : gravures colorées… Nullement à l'extase de quelque éblouissement.
L'idée de surface, de trace, de couleur appelle davantage l'imagination littéraire que les structures mentales vouées à la spatialité et à la résonance. Nul travail sur le bruit dont les mots se composent…
Plus encore : l'abondance lexicale qui alourdit ces textes, favorise l'inconscience des propriétés physiques de la parole, corollaire de son usage courant. De nombreux adjectifs, de très nombreux articles (déterminants dont le français pullule), scories de la prose, trahissent la faiblesse du travail syntaxique et dissolvent l'énergie poétique attendue. » Louis Latourre Les Dessous du langage Société Française des Etudes Byroniennes, Vol.IV n°2 (2008)
Voici comment Mme de Staël exprime en 1810 son désir poétique :
→ʘ « La poésie doit être le miroir terrestre de la Divinité, et réfléchir, par les couleurs, les sons et les rythmes, toutes les beautés de l'univers.»
Mme de Staël, De l'Allemagne
Les couleurs, les sons et les rythmes… ?
Voici l'ébauche de la fameuse synesthésie baudelairienne :
« Les couleurs, les parfums et les sons se répondent »… Mais dans ce vers où il le décrit, Baudelaire fait-il ce qu'il dit éprouver ?
Tous les poètes n'ont pas l'énergie de prouver ce qu'ils disent en acte.
De ses diphtongues c'est vrai, Racine fait une langue plus charnellement pesante :
Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d'autres soins,
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
(Bérénice)
Des nasales, Corneille tente une approche au plus près du souffle détimbré (telle une expiration) :
Il est teint de mon sang. /Plonge le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.
(Le Cid)
Des mêmes nasales dominées de graves, Valéry descend vers la nuit :
L'amour la plus profonde
Vient et revient entre mon âme et l'onde
Dont le miroir divin m'offre le pur retour
De mes charmes vers l'ombre où songe mon amour.
(Cantate du Narcisse)
OBSERVATION :
Les poètes (certains poètes on le voit) ne nomment pas les couleurs pour colorer leurs vers (« a noir e blanc i rouge... ») Pas davantage ils n'usent de mots exotiques ou clinquants (« Nabuchodonosor », « glaïeul », « purpurine » « machine à coudre »…) pour remplir le poème. Mais dans un champ lexical restreint et choisi, portant leur effort sur la recherche de combinaisons syntaxiques sans cesse renouvelées dans l'unité du thème (heureux écarts inclus), ils dissolvent l'écorce des mots simples par le travail portant sur l'agencement de leurs phonèmes… Pour les faire entrer dans la fusion d'une cohérence nouvelle d'une surprise durable. Pour paraphraser la sentence du Trocadéro, et encore pour confirmer Cocteau : nous entendons comme jamais encore entendue notre langue natale, par le fruit d'un travail poétique portant sur des éléments phonétiques le plus étrangers à toute idée de traduction dans une langue particulière.
→ʘ Dès lors la voyance du poète ne consiste pas à nous amener à contempler des chimères,- productions cérébrales aléatoires - mais à nous rendre plus précieux, plus intense et plus aigu l'acte même de voir – à travers la couleur et le son des paroles. (Ça se fait à 2 !)
« Qu'est-ce donc que ces visions prodigieuses que sollicitent les ascètes, auprès du prodige qui est de voir quoi que ce soit ? » (Paul Valéry, Mon Faust – 1944)
(Cette question de Valéry traduit une idée de la « poésie pure », celle dont le sujet premier est l'énergie expressive radicale.)
PAR AILLEURS ET ENFIN :
Dans nombre de cultures de toute époque POESIE et MUSIQUE ont été et sont encore INDISSOLUBLEMENT LIEES
→ʘ (VRAIMENT IMPORTANT JB ! Ce lien concerne « en quoi le poète est-il ou non voyant »)
– le lien poésie et musique touche la voyance, en ceci que l'état psycho-physiologique du chanteur ou de l'auditeur de « poésie-musique-art-faisant-corps » est un état de conscience du langage modifié – par extension du domaine de la parole, à des aires cérébrales autres que celles du langage courant et de la lecture…)
" La voix humaine, (je cite Maspéro dans ses « Etudes de mythologie et d'archéologie égyptiennes »), la voix humaine est l'instrument magique par excellence, celui sans lequel les opérations les plus hautes de l'art ne sauraient réussir. Chacune de ses émissions porte dans le domaine des invisibles, et y met en jeu des forces multiples dont le vulgaire ne soupçonne ni les actions multiples ni même l'existence. Sans doute le texte d'une évocation, la séquence des mots dont elle est composée, a sa valeur réelle : pour devenir efficace, la conjuration doit s'accompagner d'un chant, être une incantation, un carmen. Quand on la déclame avec la mélopée sacramentelle, sans en modifier une modulation, elle produit nécessairement ses effets : une fausse note, une erreur de mesure, l'interversion de deux sons dont elle se compose, et elle s'annule"
« La « magie » poétique, cette magie sonore autant que signifiante, l'idée vient - peut venir par là -même - de la sortir un peu de l'univers des Lettres, du discours de l'Histoire, de tout ce qui (ingénieux ou naïf) n'est pas strictement elle, pour en objectiver les facultés concrètes, mesurables, - et si possible dégagées des jugements de nos ethnocentrismes et apriorismes culturels. » L. Latourre Les Dessous du langage
« Utilité de l'art : celle d'une exploration, celle d'un élargissement de l'univers des sensations humaines. ».
Yo c'est tout pour aujourd'hui JB ! un peu trop scolaire ok mais bon tâche de décrocher un … 14/20 !
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j'ajoute en récompense (ou punition) pour ceux qui ont réussi à lire tout ça, qu'il est fou, malhonnête, très malhonnête j'insiste, de séparer la recherche de perfection formelle de la puissance et de l'énergie intime de l'expression.
"Il peut sembler étrange (et l'on s'étonne parfois) de voir un poète vivant demander à la forme versifiée les chemins d'une expression nouvelle. On invoque le grand poids des contraintes du nombre ou de la rime, de la rigueur formelle, de tout l'appareil désuet de l'ancienne poésie que le XXe siècle a voulu dépoussiérer. Mais si l'on fonde son observation sur une histoire littéraire plus large, on s'aperçoit que le premier soin des poètes de tout temps a été d'affranchir leur art des règles en vigueur - non pas en les fuyant, sans doute - mais en les dominant, en les recréant ; en les fécondant chacun pour son usage. Un vers de La Fontaine appartient à lui seul."
A propos du "respect des règles" si nous reproduisons les formes du passé... (à quoi bon ?)
Si nous tentons de les reproduire en les semant de fautes involontaires n'est-ce encore pire, puisque le matériau de notre énergie première se disperse...
le travail mène à la richesse
Pauvres poètes, travaillons
La chenille en peinant sans cesse
Devient le riche papillon
(Apollinaire, mais dommage quand même : en bossant un peu ou beaucoup plus il aurait pu trouver une rime avec "s" pour papillon(s) travaillons...)
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