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« Ferme tes jolis yeux..»

Posté par michelconrad, 07 février 2022 · 151 visite(s)

Mes parents tenaient un café et une épicerie qui étaient contigus, séparés par quelques marches. C’étaient deux univers. Au café, il y avait, comme principale attraction, sur le comptoir, fabriquée par mon père,  rectangulaire, de grande taille, recouverte de feutrine verte, la piste  de    «421» . Les dés roulaient à perte de soirée, les tournées succédaient aux tournées, les apéritifs, les vins, les bières coulaient à flots, car il s’agissait, pour le perdant, de payer sa tournée, puis, pour mon père, de remplir les verres à nouveau, pour que cette nouvelle tournée devienne l’enjeu de la partie suivante. Si certains ne participaient qu’à une ou deux parties, mon père, lui, en tant qu’arbitre et joueur, consommait des boissons alcoolisées et les rares fois où il voulut boire  autre chose, on se moqua tellement de lui  qu’il y renonça.
 
Lorsque mon père s’absentait, ma mère menait tout de front : le café et l’épicerie.  Elle, que les clients surnommaient « la Polonaise », à cause de son accent, dut s’imposer, au début, car certains clients, à son passage, tiraient, par jeu, sur la ceinture de son tablier. Ma mère mettait bon ordre à tout cela, en clamant à la cantonade cette phrase qui faisait toujours  rire les clients : « regardez, mais ne touchez pas ! ». Dans la période hivernale, il y a avait des clients, sortes de clochards, qui restaient des soirées entières  à regarder l’écran noir et blanc de la télévision. Quand l’heure devenait très tardive et que le dernier client somnolait sur sa chaise, ma mère devait l’empoigner pour le pousser vers la porte.
 
L’épicerie était un « autre lieu », aurait dit Foucault. J’y passai du temps, accroupi derrière l’immense comptoir, à empiler des kilos de sucre et à écouter les clientes parler de leurs accouchements respectifs, ou même de leurs opérations chirurgicales. 
 
Il m’arrive encore de rêver cet endroit : je rêve que des clients frappent à la porte pour se faire ouvrir l’épicerie, à des heures indues. Il n’y avait pas vraiment d’horaire dans cette épicerie , on y venait entre midi et treize heures, pour un kilo de sucre, une boîte d'allumettes, ou une bouteille d’huile. Quelquefois, au milieu de la nuit, un client jetait des cailloux sur les volets du premier étage, pour réveiller mon père, qui emmenait aussitôt,  dans sa Peugeot « commerciale », des clientes accoucher à la Maternité. Au retour, au petit matin, il fêtait cette naissance avec l’heureux père et les premiers clients. Les soirs de fête, il arrivait que le café soit ouvert jusque au petit matin, heure à laquelle ma mère servait  la soupe à l’oignon. Dans mon demi-sommeil, au premier étage, j’entendais chanter languissamment  « Ferme tes jolis yeux, car les heures sont brèves...» 


3/2/22

 

"L'heure bleue " (6/2/2020)

 

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