1968. J’ai vingt ans. Je fais mon service militaire à Villingen, Allemagne. La première période, initiatrice, se nomme « les classes », -- mais c’est une école bien particulière, spécialisée, en quelque sorte : on apprend le maniement d’armes, la marche au pas, etc.
J’ignorais encore que j’étais marqué du sceau d’une incapacité : celle de « marcher au pas ». Il faut dire qu’on ne la découvre pas, chez un être, au premier regard.
Dans mon adolescence, je m’étais exercé, pourtant, au rythme des octosyllabes, des décasyllabes, des alexandrins ! Mais je ne tardai pas à découvrir cette épreuve initiatique : il ne s’agissait plus d’écrire un rondeau, un sonnet, une ballade, mais de parcourir quelques centaines de mètres, au même rythme que mes semblables.
Ce fut très vite remarqué. L’adjudant qui donnait le rythme à notre petit groupe distingua très vite le mouton noir. Par empathie, comme en présence d’un infirme, il eut cette idée généreuse : aligner quelques dizaines de soldats sur le rythme de mes pas. Hélas ! Je changeais moi-même de rythme, sans raison, de façon anarchique.
Ce qui devait arriver arriva : on me fit sortir des rangs, de façon presque cordiale, m’invitant à contempler, en tant qu’observateur assidu, la marche au pas des autres soldats.
Je compris, ce jour-là, ce qui devait se confirmer tout le reste de ma vie : dans quelque groupe que je me suis trouvé, je fus en dissidence. Quelque chose, en moi, m’a toujours poussé à me marginaliser, tout comme le garçon de vingt ans que je fus, qui regarda longtemps le groupe de ses camarades marcher au pas, en s’éloignant et en chantant quelque refrain militaire.
12 Décembre 2023
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