Un soir lui pris du désir de voir son corps.
Il n’y parvint pas. Rien que de l’écorce - rugueuse, craquelée, odorante, sans âge. Ou même, dans un effort intense de concentration, une image par intermittence : un corps nu, enfermé dans une chambre, vague foetus sur un matelas rongé, à même le sol, un mur de moisissures.
Mais les questions n’existaient plus.
Il savait son besoin de diriger, mais n’avait pas à le combattre. Son être n’était que sensations, souvenirs éternels. Un cœur torturé par la finesse de sa peau, mais libéré des serres de la conscience, sorti du labyrinthe cérébral. Il pouvait s’élever à sa guise au dessus du monde, et le contempler de ses sens aiguisés à l’extrême : il le sentait à travers chaque ramille, chaque feuille, jaune et desséchée ou tendre et verte, et la sève rapportait à son esprit somnolent images, odeurs et mouvements.Il avait vu des villes émerger,
Gonfler, se tendre, bouillir, grouiller
Songer, s’éveiller
Pour exploser enfin dans une acre odeur de poudre
Dans un murmure vibrant d’uranium.
Il avait vu des fourmis
Dévorer des géants, des tours
S’écrouler sous des rafales d’avions,
Des mendiants étrangler des bourgeois
Hautains et indifférents devant leurs mains suppliantes,
Le monde terrorisé par quelques oppressés ayant perdu leur foi
Dans le martyre salvateur
Le soleil avait soulevé mille fois ses paupières brûlantes
Les avait emportées au gré de ses rayons
Se rafraîchir à l’onde de cascades
Les larmes de la Lune
Mourante
Avaient coulé sur ses joues
la Terre lui avait susurré
Ses secrets
D’un bruissement d’herbe
Rugi ses colères
Dans de titanesques feux d’artifices
Pleuré ses souffrances
Du bleu profond
De ses yeux
Immenses et
Noyés
De pétrole.
Il avait goûté le sang
Sur le poignard des assassins
Sur les machettes rwandaises
Sur la peau des nouveaux nés
Il avait vu des couples
S’enlacer
Au détour de ses racines
Senti les désirs
Vécu la terreur
Les lances du pouvoir
Lui avaient crevé les artères
Et le dégoût
Avait suinté de ses blessures.
Il s’était effacé derrière le bouclier d’écorce.
Il n’était plus que douleur, passion, bonheur, ennui, sagesse.
Arbre.
Profonde certitude dans l’attente. Seul comptait alors
l’intuition de l’idée
l’impression laissée
l’encre déposée par l’instant sur les tablettes de la mémoire, fraîches comme l’aube rosée des printemps malaisiens,
et pressentir le amok monstrueux, la mousson de pointes effilées, prête à s’abattre sur leurs poitrines.
Une dernière goulée de sève l’arracha au labyrinthe de ses méditations. L’éther était profond, la Terre dans le silence.
Un pudique manteau de brume le cachait à la migraine des hommes, et le présentait, ainsi qu’on présente un nouveau né à sa mère, aux brillantes pupilles des cieux. Elles semblaient l’accepter - un instant - dans leur scintillement maternel, puis détourner le regard, mélancoliques, pour disparaître aussitôt, happées par un tourbillon de jais. La sève engourdissait ses sens, ses paupières craquaient doucement, sous le poids noueux des cils, où naissaient les bourgeons printaniers.
Il laissa l’écorce se refermer. Bercé par la bise, il glissait mollement dans les bras du sommeil.
La première aiguille le sortit de sa torpeur matinale. Elle lui avait transpercé la cheville. Un grondement strident vrilla ses tympans feuillus. L’éclair d’une lame giratoire l’aveugla. Sa peau s’ouvrit sous les dents affamées et la sève s’épancha sur le sol. Mille aiguilles remontaient le long de ses veines, la douleur le submergeait telle une marée d’acide. Les images tourbillonnaient devant ses yeux encore embués, ses oreilles sifflaient, la terreur cerclait sa gorge.
Un hurlement de fibres
Arrachées
Résonna à l’infini
Des gratte-ciels
Son cœur brillait
D’une lumière apaisante