Aux Ombres de Damon est le titre d'un long poème de Malherbe (*). Dans toutes les éditions de ce texte vous vous apercevrez qu'un vers manque, un vers que les éditeurs ont coutume de remplacer par une ligne de pointillés (il s'agit du deuxième vers de la 13éme strophe) :
Enfin, après quatre ans, une juste colère
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que le flux de ma peine a trouvé son reflux :
Mes sens qu'elle aveuglait ont connu leur offense ;
Je les en ai purgés, et leur ai fait défense
De me la ramentevoir plus.
COMMENT CREER LE VERS MANQUANT ?… Voulez-vous essayer ?
(Sachez que quelques connaisseurs – personnes un peu trop conscientes des enjeux et des difficultés de la composition poétique – se sont prudemment récusées (je n'ai pas eu la force de leur en vouloir)... Des amateurs moins scrupuleux en revanche, se sont lancés avec excitation dans l'entreprise.)
PAS FACILE.
Force est d'observer que les secousses, les révolutions artistiques, les libérations esthétiques du XXème siècle culturel européen ont mis à mal toutes les notions liées à la perfection technique - non seulement idéologiquement, mais dans la pratique même des arts. Au regard de la poésie française par exemple, nous remarquons que non seulement le respect des règles formelles dites classiques, mais leur connaissance même, ont presque partout disparu de la création contemporaine.
Le plus cruel – « cruel », du moins pour ceux qui pensent écrire des vers métriquement corrects – est que la connaissance et la maîtrise des règles du jeu n'ont jamais fait un poète. Il faut combiner cette maîtrise (qui est la moindre des choses) à ce qui… ne s'enseigne pas.
Guerriers, ESSAYEZ MALGRE TOUT ! Ce petit défi malherbien a été relevé par quelques spécialistes de nos connaissances – un stylisticien, un traducteur, une poétesse (pas jeune ! qui dans sa jeunesse a connu Paul Valéry)… Je donnerai volontiers les résultats, si vous en êtes curieux, mais plus tard pour ne pas compromettre la virginité des esprits assez candides pour attaquer ce marbre !
Voici en revanche quelques indications générales pour guider les premiers coups de ciseau.
Sujet du poème :
La mélancolie traverse toute la pièce. Malherbe s'adresse à son ami disparu Damon ; il évoque à regret le temps où tous deux pouvaient converser, s'entretenir, rêver à l'écart du bruit ordinaire des hommes.
L'Orne comme autrefois nous reverrait encore
Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
Égarer à l'écart nos pas et nos discours ;
Et couchés sur les fleurs, comme étoiles semées,
Rendre en si doux ébat les heures consumées,
Que les soleils nous seraient courts.
Puis il développe le lieu commun, le sort aveugle, la séparation d'avec son ami mort :
Mais, ô loi rigoureuse à la race des hommes !
C'est un point arrêté que tout ce que nous sommes,
Issus de pères rois et de pères bergers,
La Parque également sous la tombe nous serre ;
Et les mieux établis au repos de la terre
N'y sont qu'hôtes et passagers.
Malherbe fait ensuite l'éloge de la bien-aimée de Damon, de l'épouse veuve qui sait lui rester fidèle en dépit du temps :
Depuis que tu n'es plus, la campagne déserte
A dessous deux hivers perdu sa robe verte,
Et deux fois le printemps l'a repeinte de fleurs,
Sans que d'aucun discours sa douleur se console,
Et que ni la raison ni le temps qui s'envole
Puisse faire tarir ses pleurs.
Malherbe enfin compare la fidélité de cette femme à l'inconstance de sa propre maîtresse – Nérée -, et se venge en vers de l'infidélité de sa compagne :
Celle à qui dans mes vers, sous le nom de Nérée,
J'allais bâtir un temple éternel en durée,
Si sa déloyauté ne l'avait abattu,
Lui peut bien ressembler du front, ou de la joue ;
Mais quoi ! puisqu'Ã ma honte il faut que je l'avoue,
Elle n'a rien de sa vertu.
L'âme de cette ingrate est une âme de cire,
Matière à toute forme, incapable d'élire,
Changeant de passion aussitôt que d'objet ;
Et de la vouloir vaincre avecque des services,
Après qu'on a tout fait, on trouve que ses vices
Sont de l'essence du sujet.
Souvent de tes conseils la prudence fidèle
M'avait sollicité de me séparer d'elle,
Et de m'assujettir à de meilleures lois :
Mais l'aise de la voir avait tant de puissance
Que cet ombrage faux m'ôtait la connaissance
Du vrai bien où tu m'appelais.
Et voici pour conclure la strophe défectueuse :
Enfin, après quatre ans, une juste colère
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que le flux de ma peine a trouvé son reflux :
Mes sens qu'elle aveuglait ont connu leur offense ;
Je les en ai purgés, et leur ai fait défense
De me la ramentevoir plus.
Fin du poème :
La femme est une mer aux naufrages fatale ;
Rien ne peut aplanir son humeur inégale ;
Ses flammes d'aujourd'hui seront glaces demain :
Et s'il s'en rencontre une à qui cela n'avienne,
Fais compte, cher esprit, qu'elle a, comme la tienne,
Quelque chose de plus qu'humain.
Voilà chers Sculpteurs-Poètes, amusez-vous, accrochez-vous si le cœur vous en dit - mais dans les règles toujours (sinon ce n'est pas drôle) ! Puis surtout… c'est Malherbe. Il se peut que pour restaurer dignement du Malherbe, il faille faire mieux que Malherbe

Louis Latourre
(*) François de Malherbe
Né à Caen (France) en 1555 ; Mort à Paris (France) en 1628
François de Malherbe naît au cœur d'une famille noble protestante et s'intéresse très tôt à la poésie. Il rejoint la cour d'Henri IV et est nommé poète officiel. Il soutient une poésie rigoureusement structurée, où le lyrisme prédomine. Il se plaît à présenter sa conception de l'art poétique dans des ouvrages tels que "Remarques sur Desportes". Il s'éteint en 1628. Le recueil de la totalité de ses poèmes paraîtra à titre posthume deux ans plus tard. Malherbe influencera fortement la littérature et notamment la poésie dite "classique".
Publication des œuvres de Malherbe
Les poèmes de François de Malherbe sont regroupés dans un même recueil et publiés à titre posthume (« les Œuvres de François Malherbe »). Dès 1605, il s'applique à donner à la poésie une structure nette et précise, recourant à des sujets inébranlables dans le temps. Précurseur du genre classique, il reçoit, toujours à titre posthume, l'hommage de Boileau dans « l'Art poètique » (1674).
Voici le poème intégral :
http://fr.wikisource...ombres_de_Damon